La fabrique d’une pandémie : L’exemple du Coronavirus

par Tibovski
3 commentaires
Coronavirus

Nos deux spécialistes en épistémologie, Albi et Tibovski, nous livrent leur réflexion sur le fonctionnement de la science en cas de crise, avec l’exemple du Coronavirus. 

Réflexions sur l’expertise scientifique en temps de crise. 

La dernière fois, je vous ai promis un descriptif court, et j’en avais l’intention, vous pouvez me croire. Mais, mais, mais… j’ai eu le plaisir de discuter avec l’une de nos rédactrices occasionnelles, à savoir Albi (qui avait écrit ce brillant article sur BSFmagazine). L’évolution du coronavirus nous a inspiré une réflexion à propos de l’expertise scientifique dans les cas d’épidémies à échelle planétaire. Albi avait déjà eu l’occasion d’étudier la gestion de crise de la grippe A. Nous avons donc eu l’idée d’écrire à ce propos dans l’espoir d’apporter une lumière intéressante à la situation actuelle. 

Entre blagues, méfiance et parfois racisme, le coronavirus est un sujet de conversation qui se répand plus vite que le virus lui-même. En témoignent, la pénurie de masque à Paris ou encore une de mes dernières soirées où régnait une certaine gêne oscillant entre sarcasme et crainte.

Et même si, pour le moment, il ne semble pas avoir lieu de s’alarmer plus que de raison, cette crise sanitaire soulève un certain nombre de problématiques intéressantes. On pourrait y voir par exemple la responsabilité des médias dans le traitement alarmiste de la question, mais c’est une thématique que j’ai déjà traitée la semaine dernière. Un autre sujet qui est aussi, voire plus intéressant, est celui de la gestion de crise dans les cas d’épidémie et le rôle des instances gouvernantes dans ceux-ci.

En effet, si l’on s’en tient à la définition la plus basique de pandémie, cela correspond à une épidémie qui touche un large groupe de personnes à l’échelle de plusieurs pays voire du globe. La gestion de la crise est une question de politique de santé transnationale, et dépend fondamentalement des stratégies et des modes de collaboration adoptés par les autorités. La complexité des cas de pandémie, c’est qu’elles ne sont pas uniquement des problèmes de santé, elles constituent également des problèmes socio-économiques. Les interventions font donc partie du phénomène de crise.

 

Quelques précisions 

Les coronavirus représentent en réalité une famille assez répandue de virus, responsable en grande partie des rhumes. Ces symptômes sont d’ordre respiratoire. Son nom lui vient de la couronne extérieure du virion que l’on peut observer au microscope à balayage. Certains virus peuvent être plus dangereux comme les souches du SARS-CoV et du MERS-CoV qui ont causé des épidémies semblables respectivement en 2003 et en 2012. Celui dont on entend parler est une nouvelle souche du virus appelée 2019-nCoV ayant touché brutalement la population de Wuhan à partir de début décembre 2019. L’évolution de la contamination a vite inquiété les autorités chinoises et l’OMS a déclaré jeudi 30 janvier l’urgence de santé publique. 

 

Coronavirus

Quelle belle saleté. Une saleté, mais belle quand même… avec ces aguicheuses glycoprotéines.

 

Quels risques d’une pandémie ?

La mondialisation, en particulier le trafic aérien et la densification des aires urbaines a pour effet d’accroître la propagation d’une maladie à l’échelle du globe. La prolifération d’une maladie infectieuse peut donc rapidement évoluer de façon globale en fonction de nombreux facteurs que les chercheurs doivent identifier. Les principaux modèles d’épidémiologie sont soit (i) très généraux avec des équations différentielles ordinaires comme les modèles compartimentaux  (cf. modèle SEIR utilisé pour les premières prédictions de l’épidémie du 2019-nCoV) ou des modèles en graphe (Keeling & Eames 2005), (ii) soit plus sophistiqués, mais difficiles d’interprétation et nécessitant beaucoup de données (Pellis et al. 2015). Or le principal problème dans un cas comme celui-ci, c’est que le déploiement du virus complexifie la modélisation de l’épidémie. Car à cette échelle l’hétérogénéité des individus, des dynamiques spatio-temporelles et structurelles devient déterminante (Getz et al. 2019).

De plus, l’urgence et la rapide évolution de la situation requièrent à la fois de prendre des mesures, c’est-à-dire de pouvoir comprendre et prédire la situation. Et c’est également ce qui rend ardue l’obtention de données complètes pour paramétrer les modèles (Bulletin of the World Health Organization 2012.). Ni la simplicité, ni la complexité ne conviennent idéalement à ce type de situation. Par conséquent les modèles épidémiologiques sont imparfaits pour répondre correctement à l’urgence.

Pour le moment, on se raccroche à certaines estimations de variables comme le taux de propagation (R0), le temps d’incubation, le taux de morbidité ou encore le taux de mortalité. Au demeurant, ces chiffres ne veulent pas dire grand chose avec des échelles de temps et de populations si faibles. Les estimations s’appuient uniquement sur les cas existants connus. Or la singularité des individus et le faible nombre de cas pour le moment recensés montrent une variabilité statistique trop grande pour que l’on parle de chiffres fiables. D’autant plus qu’il faut se fier aux chiffres communiqués par le régime chinois, et que ces chiffres ne peuvent être exploités sans considérer d’autres paramètres. 

 

Comment réagissent-ils face à l’incertitude scientifique ? 

Coronavirus

[suivre ici l’évolution de la situation]

 

Le rôle des institutions

L’OMS intervient dans le cadre de situations de crise afin de rassembler les connaissances scientifiques sur une épidémie et de pouvoir conseiller les politiques dans leur gestion des crises sanitaires. Le principe fondateur au cœur de ce système est une neutralité de la relation entre les experts scientifiques d’une part et les hommes politiques d’autres part. Dans le contexte actuel du coronavirus, un climat anxiogène et catastrophiste est diffusé par les médias et appuyé par les politiques. L’OMS, quant à elle vient d’annoncer que le virus représentait une menace considérée comme “élevée” et a décrété l’urgence internationale face au virus. Dans un même temps, elle reconnaît l’absence d’une compréhension complète concernant la source et l’ampleur de la propagation de la maladie : 

 

“Les connaissances actuelles sur cette maladie restent limitées (…). Il est urgent d’en savoir plus sur la transmissibilité du virus et la gravité de l’infection pour orienter les autres pays quant aux mesures de riposte à prendre.” 

 

Cette situation semble paradoxale et pose la question du positionnement de l’OMS lors des crises sanitaires ainsi que celle de la préservation de la neutralité entre hommes politiques et experts scientifiques.

Pour comprendre le cas du coronavirus, il est bon de regarder ce qui a déjà pu survenir par le passé. Un des exemples particulièrement marquant dans la mémoire collective est le cas de la grippe H1N1, souvent présenté comme un fiasco en matière de santé publique. Le premier élément clef de la plupart des crises sanitaires (si ce n’est toutes) est le manque de connaissances scientifiques. 

Bien que cela puisse sembler évident, cet élément pose des difficultés très concrètes, comme par exemple la difficulté à établir un vocabulaire commun entre les différents acteurs de la gestion de crise sanitaire. Lors de la crise du H1N1, cette difficulté est devenue particulièrement frappante avec la définition de la notion de pandémie. Jusqu’en 2009, une pandémie “survient lorsqu’apparaît un virus nouveau contre lequel le système immunitaire humain est sans défense, donnant lieu à une épidémie mondiale provoquant un nombre considérable de décès. Le nouveau virus grippal est d’autant susceptible de se propager rapidement dans le monde que les transports internationaux ainsi que l’urbanisation et les conditions de surpeuplement s’intensifient.” Or, le 4 mai, 2009, les experts de l’OMS s’accordent pour modifier cette définition et en proposer une nouvelle: 

 

“Une maladie épidémique survient lorsque la prévalence de cette maladie est supérieure à la normale. Une pandémie est une épidémie mondiale. Une pandémie de grippe peut survenir lorsqu’apparaît un nouveau virus de grippe contre lequel la population humaine n’est pas immunisée. L’intensité d’une pandémie peut être modérée ou forte en terme de cas de décès provoqués et peut varier au cours de l’évolution de la pandémie.”

 

 Ce  changement définitionnel a généré un clivage entre les experts de l’OMS et les experts nationaux français qui soulignent qu’une maladie pas ou peu meurtrière, mais qui se propage vite, ne devrait pas être considérée comme une pandémie, mais comme une épidémie mondiale. En effet, avec la mondialisation, la facilité des individus à se déplacer augmente considérablement les cas de contamination à échelle planétaire. Par conséquent, si le critère de contamination demeure le critère principal pour caractériser la pandémie (et non plus la dimension létale de la maladie), il y a là un risque réel de déclencher une alerte de pandémie de manière systématique.

Ce problème devient d’autant plus important lorsque, dans la gestion de crise sanitaire, les connaissances scientifiques doivent s’intégrer dans un contexte socio-économique afin d’élaborer un plan de réponse adapté. Dans le contexte de la grippe H1N1, ce versant de la gestion de la crise a fait l’objet de nombreuses controverses et deux éléments vont notamment mettre à mal la neutralité de l’OMS

  1. Premièrement, le risque de conflits d’intérêts pour des experts en lien avec des laboratoires. En effet, le changement de définition du terme de pandémie a été perçu par plusieurs experts comme une manière de déclencher des stades d’alerte plus élevés plus facilement et ainsi, en jouant sur la peur des responsables politiques, de vendre des stocks de vaccins mis à disposition par les différentes firmes pharmaceutiques. Ces soupçons ont notamment été renforcé par le fait que 6 des experts mobilisés par l’OMS pour évaluer la situation de la grippe H1N1 étaient mis en cause dans des cas de conflits d’intérêts.
  2. Deuxièmement, la conclusion précoce d’accords contractuels pour des vaccins entre différents États et des firmes pharmaceutiques laissent penser à un cas d’abus d’influence et de pression de la part des groupes pharmaceutiques. En effet, ces accords étaient considérés comme dormant jusqu’à la déclaration d’un état pandémique, laissant entrevoir les bénéfices pour l’industrie pharmaceutique d’un changement de définition aussi rapide.

 

Ainsi, les relations entre hommes politiques et experts scientifiques sont parasitées par des enjeux socio-économiques qui mettent à mal la neutralité des différents acteurs dans les processus de prise de décisions (notamment celle de l’OMS) et qui peuvent mener à une politique inadéquate dans la tentative de résolution d’une crise sanitaire.

Le fiasco des vaccins contre la grippe A à 500 millions d’euros en 2009 n’a pas fait perdre son sourire à l’ex-Ministre de la santé Roselyne Bachelot. 

 

Coronavirus

Le fiasco des vaccins contre la grippe A à 500 millions d’euros en 2009 n’a pas fait perdre son sourire à l’ex-Ministre de la santé Roselyne Bachelot.

 

La place des scientifiques 

Le consensus et la certitude scientifiques sont construits au travers de processus lents qui contrastent avec l’urgence des organes décisionnels. Les différences de temporalité sont d’autant plus marquantes en cas de crises. La science fonctionne de doutes, de critiques, de réplication d’expériences et même de changement de perspectives. C’est une réalité qui est indispensable au bon fonctionnement des sciences. De l’autre côté, le processus de décision ou d’action est presque toujours une dynamique où le contexte impose rythme et conditions, et appelle donc à trancher face aux risques de l’incertitude. On pourrait alors imaginer que c’est pour cette simple raison que les scientifiques et politiques sont deux catégories distinctes, et que le rêve platonicien d’un philosophe roi est une vanité. 

Oui mais voilà, une bonne décision doit s’appuyer sur une bonne compréhension. Ainsi naît l’expert scientifique ; chimère entre politique et scientifique. La science dans toute son incertitude peut et doit épauler les choix politiques. L’expertise scientifique consiste donc à aiguiller les choix politiques face à l’incertitude faisant usage de l’état de l’art et de la méthodologie scientifique. Bien que la communauté scientifique est continuellement confrontée à l’incertitude dans son travail, la méthode scientifique, elle, n’est pas conçue pour résoudre ce genre de problématiques. Le scientifique devient un acteur puisqu’il doit lui-même prendre position pour synthétiser et tirer des recommandations des travaux scientifiques. La tâche n’est plus seulement épistémique (relatif aux connaissances) elle est également éthique (relatif à l’action).

A l’incertitude scientifique s’ajoute le relativisme moral. L’exploitation des recherches scientifiques dépend donc autant des informations scientifiques existantes que des valeurs éthiques. Certains philosophes iront même jusqu’à généraliser le concept en expliquant qu’il n’existe pas de science exempte de valeurs morales et politiques : la recherche est toujours épistémiquement incertaine, mais se confronte continuellement dans son fonctionnement à des choix (thématique de recherche, interprétation, communication…) qui ne se justifient pas seulement par des raisons épistémiques (Longino 1990, Douglas 2009, Reiss & Sprenger 2017 chap. 3.3). Il est cependant important que dans sa responsabilité morale, l’expert ne servent pas ces intérêts particuliers comme dans les cas de conflits d’intérêts que nous vous avons présentés. C’est pourquoi il est inscrit dans le code de santé que l’expert doit rester neutre. 

 

« L’expertise sanitaire répond aux principes d’impartialité, de transparence, de pluralité et du contradictoire » 

 

Alors, est-ce qu’un expert peut être impartial ? C’est véritablement discutable. Un expert n’est pas un robot, il vit dans la société, a un ancrage culturel, et même à une vision personnelle de sa discipline scientifique. Il n’est pas vraiment réaliste d’attendre d’un expert une entière neutralité. En revanche c’est au niveau de la communauté d’expert que l’on doit garantir la neutralité. Et pour se faire, il y a différentes caractéristiques à respecter. 

  1. Premièrement, il faut à tout prix éviter l’influence de forces économiques, idéologiques et politiques qui peuvent truquer le bon fonctionnement de la délibération. 
  2. Et secondement, comme indiqué dans le code de santé, “la transparence, la pluralité et le contradictoire” sont des propriétés essentielles pour assurer une prise de décision mesurée. 

 

Ces deux conditions sont en réalité les deux faces d’une même pièce, puisque éviter l’influence de groupes de pouvoir permet la diversité des parties prenantes, et de l’autre la pluralité d’un groupe d’expert diminue l’influence des intérêts particuliers ou de groupes d’influence. 

Le cas de l’OMS en 2009 montre qu’il y a une violation de ces deux règles. L’OMS présente une autorité d’expertise trop importante face à d’autres instances, déséquilibrant alors la règle de la contradiction. Cela explique alors que des conflits d’intérêt aussi proéminents aient été constatés. L’OMS est un exemple particulier de la façon dont l’expertise scientifique peut être instrumentalisée. Il y a une irrégularité de la position d’expert. En temps ordinaire, l’expert a peu de poids dans le processus décisionnel, mais en temps de crise celui-ci a une grande autorité dans la gestion de crise. Et seule une poignée d’experts est entendue en période de crise. Cela signifie que l’expertise scientifique n’intervient véritablement que dans une minorité de cas et par l’intermédiaire d’une minorité de représentants. C’est un paradoxe intéressant quand on sait que la science fonctionne normalement dans des temporalités longues et par une communauté large et diverse. La science ne prend part aux décisions que dans des modalités où  elle a probablement le moins de pertinence. Les deux hypothèses pour expliquer cette absurdité sont les suivantes : 

  1. Les temps de crises sont caractérisés par des risques importants dans des durées très courtes. C’est ainsi le moment où il y a peu de temps pour des délibérations, mais où les issues des stratégies sont déterminantes. Ainsi c’est dans ces moments où un petit groupe d’expert peut avoir un impact capital sur les mesures. 
  2. Les situations d’urgence sont aussi celles dans lesquelles les informations et connaissances scientifiques sont les plus rares. L’indétermination scientifique expliquerait une plus grande variété d’opinions chez les scientifiques et donc une plus grande probabilité d’avoir un expert allant dans le sens de nos intérêts. 

À notre sens, l’expertise scientifique se développe parfois dans de très mauvaises conditions qui renforcent les positions et le pouvoir de forces politiques et économiques. Ces conditions sont assez communes et consistent à mener des politiques qui exploitent la peur des populations. 

 

Coronavirus

Une bonne science serait entre autres une science transparente… d’où l’image d’une vitre griffonnée de formules topologiques et laissant transparaître une manipulation expérimentale. Astucieux n’est-ce pas ?

 

Diagnostic et prescription 

 

  • Faciliter la coordination des temporalités 

Cela signifie que les instances gouvernantes doivent développer des gestions de crises plus mesurées permettant aux scientifiques de mieux connaître le problème et à la communauté de débattre. La coordination des temporalités signifie par ailleurs le besoin de pérenniser le travail des scientifiques dans la prévision des risques et la compréhension des problèmes. Le travail en amont des chercheurs ne permettra probablement pas de prévoir la prochaine crise, mais plutôt d’en être moins dérouté et de mieux préparer les protocoles.

Le groupe de chercheurs chinois qui a permis de caractériser le virus (et lui donner son nom par la même occasion) avait par exemple étudié la sérologie des chauves-souris et des habitants de Wuhan (Li et al. 2005, Hu et al. 2017). Ils avaient pu mettre en évidence de nombreuses souches de coronavirus dont une susceptible de contaminer l’humain. Cette souche présente d’ailleurs un génome proche à 96 % de celui du coronavirus. L’évolution des chauves-souris et leur rapport avec les humains étaient relativement bien étudiés. 3 % de la population de Wuhan présente des anticorps réagissant à la souche SARS du virus indiquant un saut régulier du virus entre homme et chauve-souris dans cette région.

Peter Daszak ; l’un des auteurs de ces études déclare au New York Times  “Nous alertons sur ces virus depuis maintenant 15 ans”. Plus globalement, les scientifiques montrent aussi que certaines dynamiques (Uche 2014) industrielles et démographiques favorisent la prolifération d’épidémie et l’apparition de crises de santé globales. La destruction des habitats naturels renforce les contacts inter-espèces et donc les cas de zoonoses, c’est-à-dire de transmissions de maladie de l’animal à l’homme (Keusch et al. 2009, Moorse et al. 2012). Dans beaucoup de cas, nous avons les moyens de prévenir partiellement ces dangers. Mais il faut pour cela investir dans la recherche et lui donner une place plus claire. 

 

  • Donner des moyens suffisants à la recherche

Le court-termisme vers lequel afflue la recherche pose un véritable problème (cf. la loi de programmation pluriannuelle de la recherche). Les milieux académiques connaissent depuis quelques décennies des transformations profondes vers une programmation de la recherche aux conséquences désastreuses pour l’indépendance de la recherche (Hubert & Louvel 2012, Hubert et al. 2012) . La recherche coûte très cher, or depuis le tournant néo-libéral des années 80 les grandes puissances économiques ne peuvent miser sur des croissances importantes et doivent de ce fait limiter les dépenses et l’endettement.

Une solution est donc de rentabiliser la recherche, soit en la rendant économiquement viable, soit en la greffant sur les besoins gouvernementaux. Programmer la recherche, c’est donc tenter d’optimiser les efforts vers des connaissances utiles pour les applications technologiques et commerciales ou pour la société en général. Les Etats-Unis sont un modèle de programmation de la recherche, les grands laboratoires sont financés par des partenariats industriels ou des grands programmes nationaux. Une recherche curiosity-driven est presque devenue inexistante dans ce pays. On attend de la science une efficacité. Du reste, la recherche est imprévisible, sinon nous n’appellerions pas cela de la “recherche”. Programmer la recherche est donc insensé et présente des inconvénients évidents : 

 

      • Une précarisation de la recherche

La rentabilité a pour effet de rendre la recherche dépendante de financements. Les demandes de financements sont très chronophages, réduisant par ce simple fait le temps consacré à la recherche. D’autant que les financements sont souvent courts et ne permettent pas à certaines études de prendre le temps nécessaire pour arriver à des conclusions satisfaisantes. Cela altère considérablement la qualité des travaux. Cette précarité a également pour effet de renforcer une concurrence dans le domaine scientifique altérant ainsi le fonctionnement des principaux mécanismes de la communauté scientifique comme la transparence, la communication, la collaboration et la contradiction. La fraude scientifique, les biais de publication le marketing scientifique et les guerres politiques au sein des institutions n’ont de cesse de se renforcer dans ce climat. 

 

    • Une recherche dirigée

le problème principal dans ce climat de précarité, c’est que cela à un impact direct sur les thématiques et objets d’études. Contraints de trouver des financements, les chercheurs sont obligés de s’adapter aux domaines porteurs où l’argent est investi. Cette situation donne donc un pouvoir important aux investisseurs. Non seulement ces investisseurs (publics ou privés) peuvent donc déterminer la science à répondre à leurs agendas politiques et économiques, mais cela joue sur la neutralité de la recherche et donc de l’expertise scientifique. Les connaissances, les représentations, mais aussi les intérêts économiques des experts sont en ce sens influencés par la partialité des financements.

 

    • Une recherche biaisée 

l’imprévisibilité de la recherche fait que la stratégie la plus efficace pour l’avancée des connaissances et de la technologie, reste la diversité des recherches. Le court-termisme n’est pas capable d’anticiper l’évolution de la science et de comprendre l’investissement nécessaire dans une science libre et plurielle. Les champs de recherche importants ou qui le deviendront n’ont aucune raison de correspondre avec les domaines provisoirement rentables. On voit d’ailleurs que les investissements privés ont tendance à créer des effets de hype correspondant souvent à des bulles financières. Par exemple avec le machine learning, les nanotechnologies, biotechnologies et technologies quantiques. Ces bulles influencent d’ailleurs les financements publics qui veulent, pour des raisons économiques et diplomatiques, également s’imposer dans des domaines attractifs. Mais qui sait d’où proviendra la prochaine crise, ou les connaissances qui pourront être utiles faces à elle ? 

Plutôt que d’adapter la prise de décision à des processus de délibérations démocratiques et scientifiques, il semblerait que la tendance soit au contraire d’exiger de la recherche qu’elle calque son rythme et son fonctionnement sur les besoins industriels et commerciaux. On parle souvent de “commodification of research” (Radder 2010) dans lequel les organisations gouvernementales et académiques s’adaptent aux dynamiques industrielles. 

 

  • Renforcer la démocratisation des débats

 Ce que veut montrer notre développement c’est que de gros problèmes persistent autour de la question de l’expertise scientifique. Comme nous l’avons montré un scientifique n’est pas externe à la société, il est situé socio-économiquement. Le rôle des scientifiques n’est jamais pur de ces composants, et ont un rôle politique à ce sens. L’autorité scientifique est à distinguer de l’autorité des scientifiques ; distinction subtile si l’en est mais essentielle. Les experts peuvent être instrumentalisés au profit d’agendas politiques spécifiques.

C’est notamment pourquoi, l’autorité des experts ne doit pas permettre d’asseoir l’autorité des acteurs politiques et industriels. La diversité des approches est fondamentale tant pour le fonctionnement des sciences que pour les décisions démocratiques. Attention lorsqu’on parle ici de pratiques démocratiques c’est au sens faible d’ouvrir la prise de décision à un débat public et délibératif, même si un usage plus strict de cette notion reste bon à penser.

En effet, plus que d’ouvrir la question à l’ensemble des scientifiques, certains philosophes (par exemple https://www.democrasci.com/, ou les travaux de Philip Kitcher) s’intéressent à la possibilité d’une science citoyenne, dans laquelle les citoyens profanes prendraient aussi part à la gouvernance des sciences. Si l’on accepte la non-indépendance des sciences par rapport à la réalité humaine, on comprend que l’organisation des science est conditionnée et conditionne à son tour, la société. Dans un idéal démocratique, le citoyen pourrait donc participer à la construction d’une science plus conforme à ces attentes et convictions.

 

En conclusion, les problématiques exposées dans ce billet dépassent bien évidemment le cas du coronavirus. La politique de l’urgence ne fait qu’exposer et même accroître les pouvoirs d’influence d’une minorité d’acteurs publics et privés. Alors que nos sociétés donnent l’illusion de progresser vers plus de rationalité scientifique, ce n’est là qu’un voile qui cache la détérioration d’une autorité scientifique saine et ouverte au profit d’un système de lobbying et de gestion unilatérale des problématiques. Ces modestes réflexions, peuvent être mises en perspective avec l’évolution des problèmes écologiques. Un consensus scientifique d’une rare ampleur existe aujourd’hui sur l’avenir incertain de notre monde humain s’il venait à persister dans son fonctionnement actuel. Le temps nous permet pour le moment de préparer prudemment une réponse adaptée à ces probables crises. N’attendons donc pas que ce problème devienne une urgence dans laquelle les scientifiques auront les mains liées et où s’affirmera l’hégémonie de ceux-là mêmes qui en sont la cause.

 

A la prochaine quinzaine les ami.es. 

 

You may also like

S’abonner
Notification pour

3 Commentaires
Le plus populaire
Le plus récent Le plus ancien
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
1 avril 2020 11 h 49 min

Superbe article ! Une petite observation : il n’y a pas de mention d’auteur à l’illustration en Une. Elle est splendide !

13 mars 2020 7 h 46 min

Un article édifiant et une analyse fine du problème qui va plus loin que celle de la pandémie mais s’attaque aux racines réelles du problème. Très intéressant et surtout très intelligent. Je m’abonne.

15 février 2020 7 h 07 min

Je ne sais pas comment vous avez fait pour trouver mon blog, mais c’est un plaisir de savoir que j’ai des congénères immunisés contre le coronavirus.
Les plus jeunes qui n’ont pas le souvenir de l’escroquerie de la grippe A sont toutefois excusables. Les autres ont le devoir de réfléchir et d’agir.
Vous faites un travail admirable, qui se compliquera peut-être si vous cherchez à dérouler tout le fil de la pelote.
L’analyse attentive des médias révèle déjà un nouveau monde ; mais pour tout voir il faut, fatalement, remettre en cause l’institution scientifique elle-même. S’en prendre à l’OMS est déjà courageux, mais jusqu’où irez-vous ?
En bons épistémologues vous connaissez sans doute Thomas Kuhn et son concept de « paradigme », ou Feyerabend.
Ils disent, comme vous le soulignez, que la science reste terriblement humaine. Elle n’est pas exemple, d’abus d’autorité, de corruption, et surtout, d’un conformisme terrifiant…
Les humains étant ce qu’ils sont, l’objectivité scientifique n’apparaît qu’à condition d’émulation ; l’affirmation scientifique est une violence sublimée. Entre les hommes d’un groupe, entre les classes d’une société, entre les nations d’une civilisation. La Renaissance a sublimé l’état de guerre des nations occidentales. Le logos naît de la contradiction, sans quoi le discours reste mythologie. Mais aujourd’hui, à notre période d’Empire où 95% des publications sont en globish, les problèmes s’accumulent. Le titre d’objectivité semble recherché pour l’autorité qu’il confère.

Actuellement je traduis Jon Rappoport, un homme assez âgé qui a déjà couvert d’autres épidémies prétendument virales (depuis le Sida dans les années 1980) et qui a compris, comme quelques uns dans le monde, que c’est toute la théorie de l’infection qui est mythifiée.
Hélas nous sommes contaminés, c’est le cas de le dire, dès l’enfance par cette théorie, et la science-fiction fait le reste.
Outre Rappoport un Canadien nommé David Crowe a remarqué la trame commune à ces discours. Son résumé sur le coronavirus se trouve ici (je le traduirai aussi) : http://theinfectiousmyth.com/book/CoronavirusPanic.pdf et sur les « tests » : http://healthinsightuk.org/2020/02/12/coronavirus-a-reliable-test-is-badly-needed-we-dont-have-one/