“La réponse à la lâcheté est de donner sa vie” : François-Lois Gautier, auteur du roman Maresia

par Baudouin Duchange
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J’ai interviewé François-Loïs deux mois avant sa mort, survenue le 21 février 2024 après plusieurs années de combat contre la maladie. 

En retranscrivant nos échanges, je me représentais ce vitrail de Jacob luttant avec l’Ange, que l’on peut observer à la Cathédrale de Metz. Cette scène biblique exprime le combat spirituel qui blesse tout en offrant, paradoxalement, la liberté. Une lutte contre soi-même, pour trouver Dieu, à laquelle Chagall ajoute une dimension charnelle. C’est précisément cette tension entre l’âme et le corps que l’on retrouve, aussi, dans le roman Maresia écrit par François-Loïs, publié aux éditions du Rocher en 2023, et qui m’avait donné envie de l’interroger.

Publier cet entretien n’a été ni facile, ni évident. Mais il me semblait important de partager la parole d’un auteur qui n’a plus rien à perdre, mais encore beaucoup à offrir.

Baudouin Duchange

À gauche, Lutte de Jacob contre l’ange (Chagall) / À droite, la page de couverture du roman Maresia

 

1. Le roman

Présentation du livre :  

« Je n’ai pas toujours été un enculé : j’ai d’abord été un lâche ». Saul Pessoa, avocat médiocre et complexé, a sombré dans l’amertume et la colère après une rupture amoureuse. Son ami d’enfance, le magnétique Martim Von Manstein, issu d’une riche famille allemande émigrée au Brésil, réapparaît dans sa vie, et l’invite à Libânia. Saul découvre alors les ruelles colorées et les plages, les caïpirinhas et le surf, mais aussi le fourmillement bruyant de la favela, les trafics et la corruption, la tension sourde qui monte. Saul parviendra-t-il à sortir de son inertie ? Ou se laissera-t-il mystifier par la maresia, ce nuage trouble flottant au-dessus des vagues de l’Atlantique Sud ?

Baudouin Duchange (BD) : Qu’est-ce que la Maresia, ce phénomène climatique brésilien que tu as choisi comme titre ?

François-Loïs Gautier (F-L.G) : Un ami brésilien me disait qu’il avait été « bouffé » par la maresia, terme que je ne comprenais pas au début. Je l’ai perçu avec mon ordinateur qui, au bout de quelques mois seulement, a été rongé de l’intérieur par le sel marin. 

La maresia, c’est une découverte en deux temps. D’abord son aspect onirique, puis son effet de déliquescence intérieure. Ce sont deux choses impossibles à séparer. C’est une vision de rêve visuel mais flou. C’est un phénomène très concret aussi, car dans le nord du Brésil, dans le Sierra, le climat est humide, tu crèves de chaud. C’est cette sorte de nuage d’humidité qui se glisse dans tes interstices à ton insu. Qui laisse l’extérieur net tout en rongeant l’intérieur, comme pour les circuits électriques de mon ordinateur. 

Quand je l’ai découvert, je me suis rendu compte qu’il y avait quelque chose autour de ce thème, la déliquescence, que je voulais explorer. C’est pour cela que le livre est écrit à la première personne. Pour être dans les entrailles du mec, pour qu’on soit les premiers témoins, avant lui, de son avilissement. Il n’y a aucune situation réelle dans le livre, mais les sentiments qui l’inspirent le sont.

B.D. Il y a dans ton livre deux personnages principaux, Saul et Martim, deux amis d’enfance aux caractères et aux vécus bien différents. Peux-tu les présenter pour les lecteurs qui n’auraient pas lu le roman ? 

F-L.G. Saul est le narrateur. C’est un perdant, un incell comme on dit aujourd’hui. C’est un mec qui déteste sa vie, mais qui la réussit suffisamment pour ne pas être un looser. Il gagne bien, a un super boulot, mais il n’ose rien. C’est typiquement le type qui se prend un coup d’épaule dans le métro par une racaille et qui baisse les yeux. Les autres sentent cette faiblesse-là, cette lâcheté, cette soumission avant toute chose. 

Martim c’est un insouciant, à qui tout a toujours réussi. Il a vécu dans la facilité car il est magnétique, beau. Il vient d’une famille d’aristocrates jusqu’au bout des ongles, c’est-à-dire inconsciente de tout. Une famille qui dépense de l’argent quand elle en a, et puis qui vit autrement quand elle n’en a pas. Ce personnage vit au présent, mais il a quelque chose de très beau : il sait aimer. 

B.D. Un thème traverse l’ensemble du roman et semble en être l’axe principal : la lâcheté. Qu’est-ce qui t’intéresse dans ce thème ? 

F-L.G. Si je devais décrire mon roman en un slogan cinématographique, cela serait « Qu’est ce qui se passerait si tu mettais un flingue dans la main d’une victime ? ». Je suis parti de cette idée pour écrire le bouquin. C’est pour cela que la première phrase est la plus importante, elle résume l’ensemble du livre : « Je n’ai pas toujours été un enculé : j’ai d’abord été un lâche ». C’est parce que j’étais un lâche que, lorsqu’on m’a mis dans les mains les possibilités de la victoire, je suis devenu un enculé, un salaud, une ordure.

 

2. L’écriture :

« Maresia, dit-il d’une voix inédite – profonde et solennelle –  brouillard sur la plage, dans vagues, là c’est la Maresia. C’est ca Brésil : Fait rêver mais dangereux. Attention, peut ronger ton âme ».

B.D. J’ai beaucoup apprécié la trame narrative de ton roman. Comment as-tu scénarisé Maresia ?  

F-L.G. Un peu de bric et de broc car j’ai appris à forger en forgeant. J’ai un syndrome de l’imposteur. Je me dis régulièrement que pour avoir le droit d’écrire un livre, tu dois en avoir lu 1000. J’ai beaucoup étudié l’écriture narrative, notamment, les scripts doctors américains comme John Truby et, en France, Yve Lavandier. Je voulais m’en détacher, bien sûr, mais avec le principe d’apprendre d’abord les règles, puis de m’en émanciper. 

J’ai essayé de concevoir une trame, puis de la dérouler. Mais il faut savoir que, si l’histoire est bonne, un auteur a une obligation permanente de cohérence. Il y a quelque chose d’organique qui se met en place. C’est-à-dire que l’histoire doit pouvoir t’échapper à de nombreux moments. Tu te retrouves régulièrement à un carrefour où tu te dis « est-ce que je veux aller là où je voulais aller, ou bien suivre la piste que je sens se dessiner au fil des pages ? ». 

Quand j’écris, il y a quelques petites maximes que je garde en tête. La première est la suivante : « tu dois poser des questions pour que le lecteur s’intéresse aux réponses ». Pour cela, il faut concevoir des personnages intéressants. Je ne sais plus quel script doctor américain disait que pour avoir une bonne action, il fallait imaginer un débat télévisé avec une bombe sous la table dont seuls les téléspectateurs connaissent l’existence. Ces comptes-à-rebours permettent d’accentuer la pression narrative. Régulièrement, je me disais: « lance un compte-à-rebours ! ». 

B.D. J’ai eu des difficultés à cerner le personnage de Martim. Il apparaît d’abord comme le miroir de Saul au début du roman, puis s’efface progressivement. As-tu eu du mal avec lui, et si oui, pourquoi ?

F-L.G. Je comprends tout à fait ! Je n’ai pourtant eu aucune difficulté à écrire ce personnage. 

Martim est un mystère pour le lecteur afin de faire ressortir le fait que n’importe quelle personne sensée – c’est-à-dire moins narcissique que le narrateur – voudrait en savoir plus sur Martim. On aurait pu imaginer que Saul le suive, un peu comme un détective privé. Mais il n’est pas curieux. En ce sens, il représente le narcissisme matérialiste autocentré sur sa médiocrité et son nombril qui ne se rend pas compte qu’il y a d’autres choses qui se jouent à côté. 

B.D. Plusieurs phrases reviennent régulièrement, comme des injonctions. Prenons par exemple la phrase suivante « Ca ne veux rien dire, cara ». Est-ce une phrase que tu te répétais en rédigeant le roman ? 

F-L.G. Ca m’arrive très souvent de me le répéter en effet ! Autant lorsque je parle ou que j’écris, d’ailleurs. Mais c’est important de se foutre de sa propre gueule. J’ai été heureux de faire passer des messages dans ce livre, mais il y en a beaucoup qui sont mauvais – voire franchement nuls. Il ne faut pas oublier que mon personnage principal, Saul, est une merde. Donc je ne pense pas la plupart des choses qu’il dit – que j’écris. J’apprécie beaucoup ce recul. 

B.D. Autour de moi, très peu de personnes lisent. Comment trouve-t-on la motivation d’écrire un livre dans une société où règnent les vidéos courtes ? 

F-L.G. C’est justement l’un de mes leitmotivs. J’ai envie de chialer quand j’entre dans le métro et vois Paris se mettre les cervicales en vrac, recroquevillé sur Candy Cruch. Un jour, en rigolant avec des copains, on imaginait qu’au Paradis on te donnait les statistiques de ta vie. Combien de fois tu as dit des gros mots ? Ou menti ? Et, du coup, combien de temps tu as passé de temps sur ton portable ? 

Il y a toujours eu des auteurs qui ont voulu amuser, divertir. C’est la fonction des Marc Levy, Michel Bussy, Steven King, ou encore d’Agatha Christie en son temps. Le divertissement était mon premier objectif. Car je rêve de détourner les gens de leur téléphone et les remettre dans un livre. C’est pour cela que j’ai commencé le roman dans le feu de l’action.

 

3. L’auteur :

« Je suis un de ces gars torturés, épuisants mais irréprochables, probablement touchant mais sans réel ami, pas méchant mais pas simple : de ceux qui pèsent de tout leur poids sur leurs proches, s’ils en ont. De ceux qu’on invite peu : un gars parfait pour refaire le monde, mais parfaitement détestable si le monde vous convient »

B.D. Quelles réponses as-tu trouvé sur la question de la lâcheté en écrivant ce roman ? 

F-L.G. J’aime bien imaginer la généalogie des raisons de vivre. Pendant plusieurs milliers d’années, la raison de vivre de l’Homme était, guidée par son instinct, la survie. Puis, en cherchant une justification à sa présence sur terre, la raison de survivre a mué. On sait qu’on meurt, mais on veut vivre dans l’au-delà. La chrétienté arrive et, avec elle, la sainteté. Du Baptême de Clovis à la Révolution, pendant environ 1 200 ans, la raison de vivre commune de l’Homme était la sainteté. 

Et puis, et c’est très bien souligné dans la déclaration d’indépendance et la constitution américaine, à la fin du XVIIIème siècle, puisqu’on a tué Dieu, la durée de la vie se réduit à une portion congrue. C’est-à-dire que, jusqu’au XIXe, on avait une durée de vie infinie, et à partir du XIXe, elle se réduit à 80 ans. Et là, ce qui est marrant – d’ailleurs les ricains l’écrivent partout dans leur Constitution – la « poursuite du bonheur » devient l’horizon indépassable de l’existence. 

Avec l’avènement de la société matérialiste, on s’est rendu compte que le bonheur était finalement compliqué à atteindre, qu’il imposait des renoncements et des efforts qu’on n’a plus envie de fournir. Nous nous sommes donc tournés vers le confort. 

La quête de confort est devenue la raison de vivre de notre société actuelle. Pourquoi le confort a une si grande place aujourd’hui ? Parce que, de lâcheté en lâcheté, c’est tout ce qui est resté de notre raison de vivre. 

Et pour prolonger ma réponse à ta question, je pense avoir trouvé une solution : la réponse à la lâcheté est de donner sa vie. « Celui qui cherche à sauver sa vie la perdra » écrivait Saint Jean [Jean 12 :25]. Il faut être prêt à tout perdre. Comment parvenir à ce niveau de détachement ? Le mensonge moderne te fait croire que tu peux vivre toute ta vie comme un lâche et que, tout à coup, tu vas te réveiller parce que tu es courageux au fond de toi. Je ne le pense pas. Saint Thomas d’Aquin nous dit que les vices c’est comme la vertu, cela s’acquiert petit à petit, pas à pas. Si tu mets un peu de courage dans les petites choses, tu en auras dans des choses de plus en plus grandes. C’est un cercle vertueux.

Être un lâche c’est refuser de dire qui on est. C’est à la fois la première cause et la conséquence la plus infinie de la lâcheté. Parce que tu refuses de dire qui tu es, tu es un lâche. Et parce que tu es un lâche tu refuses de dire qui tu es.

B.D. Dans son homélie au Vélodrome de Marseille, le Pape François parle de la foi comme un tressaillement devant la vie, un tressaillement devant le prochain. Est-ce que ce sont ces tressaillements quotidiens qui manquent à ton personnage ? Est-ce pour cette raison que sa tentative de renouvellement échoue ? 

F-L.G. Oui, totalement. Saul est un mec qui ne s’émerveille de rien, qui est dégoûté de tout. Citation pour citation, « Il y a deux façons de vivre. Faire comme si rien n’était un miracle ou si comme tout était un miracle ». Effectivement, comme tous les lâches, toutes les personnes englutinées dans le confort, Saul est malheureux de tout, heureux de rien, juste là, bêtement.

Alors oui, de tressaillir devant la vie, tout ce qu’elle a de précieux, c’est peut-être la réponse, la troisième voie. Cela pourrait être une manière pour Saul de se rendre compte qu’il n’a pas besoin de survivre comme un lâche. Qu’il n’a pas besoin de vivre comme un enculé parce qu’il n’a pas de revanche à prendre.  

Je n’ai pas parlé de Dieu dans ce roman. C’est un choix pour mieux parler de son absence dans une civilisation qui le rejette, guidée par lâcheté et l’égoïsme. Pourtant, dans ce livre comme dans notre société, Dieu est omniprésent. Il l’est particulièrement dans nos relations, dans la manière dont nous vivons avec nos proches. J’espère que les lecteurs comprendront la fin du roman dans ce sens.

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2 commentaires

Thierry Deristal 2 juillet 2024 - 16 h 48 min

Le révolutionnaire Saint-Just déclarait : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Jadis, le Salut éternel était le seul vrai but de la vie. Aujourd’hui, c’est le bonheur. Je trouve intéressant cette 3ème strate dans la dégringolade : le confort.
Pour comprendre pourquoi, relire le Chapitre II du Livre de la Sagesse.

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Julien 27 juin 2024 - 16 h 08 min

Merci pour cet entretien, très intéressant !

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