Une psychologue dans les rideaux

par un contributeur
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Temps 1 : Le recrutement, en un clic 

« Cher réseau LinkedIn, c’est avec fierté que je vous annonce que j’ai décroché mon diplôme de psychologue du travail 🚀🔥Je suis disponible dès maintenant ». Hubert, DRH d’une grande boîte commente « C’est super, nous vous attendons dans les locaux la semaine prochaine ». 

Malheureusement, la recherche d’un emploi se passe rarement comme cela. En parallèle de cette quête, je me suis donc inscrite sur une plateforme qui met en lien des auto-entrepreneurs et des entreprises pour pouvoir finir le mois. Les missions sont diverses : hôtessariat, encaissement, vente, réassortiment des rayons… L’avantage c’est qu’il n’y a pas besoin de s’engager, ce qui me laisse libre de répondre à des offres, passer des entretiens, regarder la trilogie Batman, et de démarrer au plus tôt ma carrière de psychologue. 

Les mois passent, les missions s’enchaînent tout comme la rédaction des lettres de motivation. La plateforme me propose une mission de vente dans une boutique dont le nom restera confidentiel. J’accepte en me disant que “conseiller les clients, faire du réassortissement, augmenter les indicateurs de performance et être habillé en noir avec des CHAUSSURES DE VILLE” doit être à la portée de mes compétences après cinq ans d’études. La mission doit durer une semaine.

Temps 2 : La formation, en dix minutes

Je me rends à l’adresse de la boutique. C’est un magasin de décoration spécialisé dans le rideau prêt à poser haut de gamme. Je n’ai aucune sensibilité pour la décoration. Je suis déçue. La responsable me demande si j’ai une expérience en « retail ». Ce n’est pas le cas. Elle est déçue. Elle me fait sentir clairement que je ne suis pas la « bonne personne à la bonne place ».

Avant de me faire visiter la boutique et la réserve, on me tend un classeur de 300 pages expliquant tout le vocabulaire de cet univers brouillardeux. Je le feuillette. Je comprends rapidement qu’il existe trois largeurs – R1, R2, R3 – et deux hauteurs – L1, L2 -. Un rideau peut être R1L1, R2L1, R3L1, R1L3 mais pas R3L3. Et puis toutes les tailles n’existent pas dans tous les modèles. Je commence à me sentir perdue comme Mulan devant l’armée des Huns. J’essaie de retenir les types de tête-de-rideau : œillets, Galon Fronceur ou panneau. Un R1 fera trois plis une fois le rideau posé, un R2 quatre et un R3 six. Pour connaître la bonne largeur du rideau, il faut compter une fois et demie la largeur de la fenêtre. Mais uniquement si la tête-de-rideau est à œillets ou si c’est un panneau. Sinon c’est deux fois pour un rideau fronceur… J’ai envie de mourir. Ma responsable m’appelle car des clients sont entrés dans la boutique. Ma formation aura duré dix minutes. Je découvre le magasin en même temps que mes premiers clients. Ils repartent sans achat.

Moi quand j’essaie de comprendre le classeur

Je rencontre deux collègues de cette grande famille du rideau au fil du jour. Je remarque que personne n’arrive à prononcer mon prénom. Je m’appelle donc maintenant « jeune fille ». La journée terminée, je rentre chez moi épuisée. J’explique à ma coloc que l’avantage de cette mission, c’est qu’elle ne dure qu’une semaine…

Temps 3 : La motivation extrinsèque, réveillée en un challenge 

Les jours passent et je suis de plus en plus à l’aise. Tellement à l’aise que je prolonge chaque semaine ma mission. Comme Patrick Jane qui résout les enquêtes criminelles grâce à son talent de mentaliste, j’utilise ma posture de psychologue pour être à l’écoute du besoin du client, analyser sa demande, trouver le produit et faire du cash. Je commence à sympathiser progressivement avec l’équipe et à comprendre les mécanismes de la boutique.

Simon Baker, Terry Kinney

Moi quand je conseille un client

Chaque début de journée commence par un meeting de lancement de journée, digne d’un plan quinquennal, qui vise invariablement l’augmentation des ventes. La responsable ou une de ses représentantes annoncent les objectifs à atteindre. Nous avons des « KPIs », autrement dit des indicateurs de performance : quantité vendue, panier moyen, indice de vente et le TT – Taux de transformation – (« très important »). Ce dernier indicateur m’intrigue tout particulièrement car il représente la part de personnes qui repartent en ayant acheté un produit sur le nombre de visiteurs total. Pour avoir un bon « TT », nous devons suivre les clients dans la boutique, leur proposer notre aide et s’il le faut, les harceler de “n’hésitez pas si je peux vous aider”. Tout au long de la journée nous vérifions les chiffres. Ouf, ils sont bons !

Certains jours les clients défilent avec des plans et des mesures précises, je ne vois pas le temps passer. D’autres jours c’est le vide, je compte les minutes. Dans les deux cas, nous sommes debout toute la journée et devons nécessairement faire quelque chose : ranger, replier, imprimer des étiquettes, aligner les pagivoles… 

Pour booster les ventes, un challenge est organisé entre les 32 boutiques. Le vendeur qui aura fait la vente la plus importante à un même client gagnera 50 euros, le deuxième 40 et le troisième 30. Ouch l’enjeu est de taille… La veille du challenge j’expose ma théorie à mes collègues : si un client a besoin de rideaux, il en achètera et s’il n’en a pas besoin, il n’en achètera pas. Une de mes collègues n’est pas d’accord. L’autre rit. Je leur propose d’unir nos forces pour remporter le challenge, de booster la vente de l’une d’entre nous et de partager le butin. Elles sont bien plus douées que moi en vente, nous n’avons pas conclu de marché…

Moi quand je pense aux 50 euros

Le challenge arrive. Je suis sortie la veille donc je ne suis pas très réactive. Il y a du monde dans la boutique. Je m’approche au hasard d’une cliente et lui demande si je peux la renseigner. « Oui, je suis architecte. J’ai toute la décoration à faire d’un grand appartement parisien d’une cliente. Il me faudrait plus de 16 rideaux, 16 voilages et toute la tringlerie. » Je ris, j’ai déjà gagné le challenge et il n’est que 11h. Au moment de payer, je suis obligée de faire deux tickets car la somme est trop importante. Notre boutique a remporté les deux premiers prix et surtout, ma théorie est vérifiée…

Temps 4 : Les RPS – Risques Psycho-Sociaux -, en une affiche

R1L1, R2L1, R3L1.. les rideaux n’ont plus de secret pour moi. Le métier est physique mais intéressant. Pour la pause déjeuner, nous prenons une heure chacune notre tour. Certains jours, s’il y a du monde dans la boutique, la pause est à 16h. Un coin de la réserve sans fenêtre a été aménagé en cuisine. Lorsque nous nous asseyons sur la table haute, nous disposons d’un espace d’affichage des consignes, des news du réseau, des nouvelles lois ou de la carte qui remplace les tickets restau.

Moi quand j’ai faim à 16h

En mâchouillant mon sandwich je remarque une affiche. Le logo me rappelle quelque chose. C’est un service de santé au travail. Ah oui ! J’ai candidaté pour eux il y a quelques mois, sans réponse. Leur mission est de diagnostiquer les risques professionnels au sein des organisations, dont les risques psycho-sociaux. Ici, il y a un diagnostic avec une échelle « faible – moyen – élevé », et des recommandations sur les bons gestes à adopter pour porter des charges lourdes et une vague estimation du stress ressenti. Nous voilà sauvées ! Pourtant, sur le terrain la réalité est toute autre. Je remplace un salarié en arrêt maladie, il a développé des maux au dos qui ne le quittent pas. Deux pans de rideaux pèsent jusqu’à 5kg, et nous en portons toute la journée. 

Finalement, je suis restée plus de trois mois dans cette boutique, jusqu’à décrocher un travail en tant que psychologue. Mais je n’ai pas perdu mon temps car cette expérience m’a permis de découvrir un métier, la réalité du terrain face aux « préconisations des psychologues » et de rencontrer des personnes avec des parcours très différents du mien. Mais le fond de notre métier semble être le même : écouter le besoin des clients.

Dr. Ziva Balboa

 

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As
7 octobre 2022 0 h 18 min

Souvent l’on oublie en sortant diplômé que l’on n’a acquis que les bases du métier… et souvent l’on oublie que l’université qui nous a diplômé n’avait pas vocation à nous former au monde « réel ». Il est bon de rappeler que l’expérience sociale apporte du sens à nos acquis. Pour la psychologie comme pour bon nombre d’autres matières intellectuelles ne peut s’entendre sans lien avec le réel. Bravo pour cette explication de (con)texte !

Daud
22 juin 2022 23 h 42 min

Top! Drôle et touchant à la fois.

14 juin 2022 4 h 20 min

Ecouter les besoins du client, entre psy et vendeur, c’est pas faux. Et écouter longuement les gens aussi, quand on est vendeur 🙂

Benoît
12 juin 2022 9 h 16 min

Merci au Dr Balboa pr cet insight ds l’univers impitoyable des rideaux
Entre 2 missions aux petits frères des pauvres cela me change bien les idées
A bientôt!

Thierry DERISTAL
10 juin 2022 18 h 49 min

Expérience d’immersion sur le terrain pour une psychologue du travail. Bravo

L3 ; R3
9 juin 2022 23 h 34 min

Merci bcp Docteur pour ce moment de pur plaisir ! C’est aussi drôle que percutant, on a hâte de connaître les suites des aventures de Ziva.

Alyette de Bonnefoy
9 juin 2022 22 h 48 min

Bravo jeune fille pour la clarté, la vivacité et l’humour de tes propos. J’ai particulièrement aimé tes photos, révélatrices de l’ambiance de travail.Je te demanderai conseil pour mes prochains rideaux, c’est sûr ! Super expérience ! 👍