Afghanistan, par les routes : traversée interdite (Ep.2)

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Pendant un an, avec une  vieille moto capricieuse, Guillaume est parti d’Europe en Inde orientale, d’ouest en est et puis d’est en ouest. Au cours de ce périple, il est resté un mois en Afghanistan qu’il raconte à travers une série de quatre articles pour Prends Ta Dose. Cet article est le deuxième volet de ses aventures.

 

Août, Peshawar, Pakistan

Peshawar, capitale des Pachtounes du Pakistan, est la dernière étape obligée avant de passer en Afghanistan. 

A la sortie de la ville, roulant vers l’ouest, frappé par le nombre des estropiés, vivant pour beaucoup dans la misère, à la rue. Ils ont investi le bord des routes, qui leur appartient, étendus à même le sol dans leurs longues chemises sales et fatiguées, tachées de gras, d’ordure et de bétel. Certains se traînent en clopinant, soutenus par l’épaule d’un compagnon d’indigence. Par endroit, l’une de ces bêtes à trois pattes tente de traverser dans cette fourmilière où nul ne s’aviserait de s’arrêter pour les laisser franchir. Il semblerait qu’il n’y ait qu’à moi qu’ils fassent encore pitié, tant l’indifférence des valides qui les frôlent sans ralentir le régime leur crie qu’ils ne sont rien. Mais la plupart sont encore à terre, pauvres fétus filiformes qu’un souffle escamoterait, matière presque inerte, corps amorphes et fanés réfugiés dans l’attente que tout s’évapore : le soleil, le monde, la souffrance. Ils sont la part sombre de la ville, sa gangrène, et certains semblent le lui bien rendre en formulant dans le désordre de leurs barbes je ne sais trop quel sortilège. J’observe du coin de l’œil leur manège immobile, craignant qu’à croiser le leur je me retrouve soudain changé en l’une de ces blattes de la taille d’une souris qui se carapate dans l’ombre.

Avant-goût de l’Afghanistan, des victimes « collatérales » des bombardements militaires ou de celles, assumées, des kamikazes islamistes. Depuis la fin du XIXe siècle, les tribus pachtounes sont séparées de part et d’autre de la ligne Durand, la frontière afghano-pakistanaise. A l’époque, Russes et Britanniques se disputaient l’Asie centrale en jouant ce Grand Jeu aux milles intrigues larvées où espions et barbouzes s’acquittaient des basses œuvres des empires, sillonnant montagnes et déserts pour allumer des mèches ou forger des alliances. Ce partage, absurde d’un point vue ethnique, est un ferment majeur de l’instabilité de la région. Les zones tribales du Nord-Ouest du Pakistan connaissent depuis vingt ans une insurrection islamiste qui a fait des dizaines de milliers de morts civiles. Depuis le milieu des années 2010, l’armée a réinvesti toute la région, jusqu’aux vallées tenues par les islamistes où elle n’avait pu rentrer pendant des années. Mais avec le retour des talibans au pouvoir à Kaboul, les groupes armés disposent désormais d’un sanctuaire de l’autre côté de la frontière, et les actes de violence ont repris. 

A Islamabad j’avais été hébergé par Mohammad Yaseen, étudiant en médecine originaire de la vallée de Swat, cœur de l’insurrection. Selon lui, le rôle de l’armée était plus qu’équivoque : elle aurait financé et installé les mêmes insurgés qu’elle combattait, de façon à justifier un renforcement de ses pouvoirs. Crédible, quand on connaît les manigances de l’armée pakistanaise – qui tire en sous-main tous les fils du pays. A l’étouffée dans la pièce nue qui lui servait de chambre, je cuisais sans rémission en coulant de grosses gouttes de sueur qui me brûlaient les yeux et m’embuaient les pensées, l’écoutant évoquer avec une réserve pudique des histoires à dormir debout qu’on serait en peine d’inventer. Assis sous le ventilateur en panne (nouvelle coupure générale), l’été me livrait à l’asphyxie alors qu’il me décrivait les manigances dont il avait été témoin, dans le décor alpestre de montagnes plantées de sapins où vivent les clans séculaires de sa vallée. Sa famille avait casqué dur dans le sordide poker menteur de l’armée. Aujourd’hui plus nombreux au Pakistan, le pays historique des Pachtounes est l’Afghanistan (littéralement « pays des Pachtounes »), et comme beaucoup de Pachtounes de son côté de la frontière, Yaseen se sentait apatride, encombrant dans un pays où les Pendjabis trustent le haut de la pyramide sociale.

Début de l’ascension de la passe de Khyber, qui relie le Pakistan à l’Afghanistan à travers le Spīn Ghar, les « montagnes blanches ». C’est la route que prirent tous ceux qui envahirent l’Inde depuis Cyrus, que je prends à rebrousse-poil. On m’arrête au premier checkpoint, à la sortie de Shalkani : en ce 14 août, Jour de l’Indépendance, des « militants » sont actifs dans la zone ; la passe est fermée aux étrangers jusqu’à nouvel ordre… Je proteste, rien n’y fait. Je fulmine, j’avais prévu d’être à Kaboul le lendemain pour l’anniversaire de sa chute, deux ans plus tôt, pour assister aux célébrations de liesse anti-occidentale organisées par les talibans. Quand pourrai-je passer ? « Dans trois jours. Demain. La semaine prochaine. Après-demain. Mercredi. Jeudi au plus tard. » Les militaires, sûrs d’eux, me donnent tous une réponse différente. Même les gradés ne s’accordent pas. L’avenir appartient à Allah. 

Le Bab-e-Khyber, qui marque l’entrée de la passe de Khyber, bloqué par des manifestations aux couleurs du Pakistan et du PTI

Contraint de redescendre, on me barre la route quelques kilomètres plus bas. La police cette fois. Affolés. Ici, sans escorte ? Trop dangereux pour un Blanc. Hors de question que je continue seul. Sur le bord de la route, à l’ombre d’un banyan, j’attends mon sort. L’officier en charge, au téléphone, prend ses ordres. L’attente est longue, et les hommes qui sentent ma crispation m’offrent un jus trop sucré et des confiseries. L’hospitalité vient au secours pour désamorcer les tensions. Les tractations n’en finissent pas, et puis, quand on n’en peut plus de lutter et qu’on était prêt à tout abandonner, coup de théâtre : le chef de la police locale a donné son accord pour qu’on m’escorte jusqu’à la frontière d’où je pourrai passer en Afghanistan. Dans une heure ou deux, le temps que la route se libère des manifestants qui célèbrent la fête nationale.

Et puis finalement, en route !

Mais au checkpoint de Shalkani la route me reste fermée. La police m’autorise à traverser, pas l’armée, escorte ou non. Ils ont le dernier mot. Les ordres sont les ordres. Le policier qui dirigeait mon escorte avortée me prend à part. Sa dignité de sous-officier galonné tient tout entière dans sa moustache touffue comme une brosse à lustrer. Il doit la tailler amoureusement chaque matin en clignant de l’œil à son reflet dans la glace. Sûrement passe-t-il moins de temps à sa toilette, car il empeste un âcre mélange de transpiration et de curry bon marché. Le visage ensoleillé par la malice, il me chuchote qu’un passage non gardé tortille dans la montagne… la route est mauvaise mais avec lui pour me guider la moto passera, et je serai en Afghanistan dans trois heures ou à peine plus. Si même la police truande l’armée… Croit-il réellement m’aider ou a-t-il surtout pour idée de me taper quelques dollars ? N’ayant nulle envie de me transformer en clandestin, je refuse dans un sourire, et exaspéré, je file gaz ouverts vers Peshawar en semant mon escorte.

Par la suite je comprendrai que les Pakistanais parlent de « militants » pour désigner les membres du TTP ou d’autres mouvements islamistes. Le passage frontalier est régulièrement fermé en raison de l’instabilité de la zone. J’apprendrai aussi qu’à peine l’eussé-je finalement traversée le surlendemain que six soldats furent tués à la frontière par un commando terroriste, puis, deux semaines plus tard, plusieurs soldats et enfants afghans furent abattus lors d’échanges de coup de feu, dans des conditions troubles. Dizaines de morts chaque année dans de telles escarmouches.

Ruelle de Peshawar

Tout Peshawar se déploie sous la bannière du gris. Du Pakistan, les villes me sont restées à la mémoire comme des couleurs – couleurs objectivement dominantes, ou miroir des mouvements de ce que les vicissitudes du voyage impriment à la vie intérieure ? Islamabad est verte, Lahore rose, Quetta brune. A Peshawar, tout, des bâtiments aux vêtements, est gris. Comme à l’Est de l’Iran et en Afghanistan, les hommes portent le shalwar kameez. Longue chemise sur pantalon bouffant, il se révèle parfaitement adapté aux fortes chaleurs. Le peu de femmes qu’on croise dans les rues voilent leur visage, beaucoup portent la burqa : on entre en territoire pachtoune. Pas un arbre, évidemment, hors le parc de l’université construite par les Britishers – c’est comme ça que l’on désigne les colons dans l’ancien Raj britannique. Aujourd’hui pourtant, c’est la fête de l’Indépendance et la ville se drape de vert. Très beau vert foncé du drapeau national, avec lequel parade une population en liesse, prise d’une soudaine fierté nationale. Verte encore, du néon à l’émeraude, la quantité d’amusettes vendues partout dans les rues, chapeaux et trompettes en plastique, masques, T-shirts ou parapluies. Pourquoi ces scènes enfantines sont-elles si émouvantes quand on est loin de chez soi, et qu’une absence vous dévore comme une compagnie de termites ? Sûrement que le cœur, rendu, ne sait plus trop, et s’émeut à contretemps.

Nombreux surtout sont les drapeaux vert et rouge du PTI, le parti d’Imran Khan, ancien capitaine de l’équipe nationale de cricket et Premier ministre. Écarté du pouvoir par des manœuvres de l’armée, envers qui il était indocile, sa popularité est exceptionnelle. Dans ce pays corrompu aux mains des généraux, presque tous m’en ont parlé comme du Messie. Poursuivi dans des dizaines d’affaires, il subit une persécution évidente d’une justice politique. Au contraire de tous ses prédécesseurs, qui se sont considérablement engraissés avec l’argent de la corruption, Khan est resté au Pakistan au terme de son mandat. Mal lui en a pris, car on ne joue pas longtemps à défier l’armée :  il vient tout juste d’être condamné et passera les dix prochaines années derrière des barreaux. Fantasme ou réalité, beaucoup m’ont également servi la soupe d’une armée tenue par l’Amérique, qui n’apprécie pas que Khan puisse servir d’autres intérêts que ceux de Washington. Toujours est-il que l’antiaméricanisme fait recette, comme ailleurs. Par un ami aux relations haut placées, j’avais pu pénétrer dans une des immenses villas que Nawaz Sharif – trois fois Premier ministre et frère de Shehbaz, au pouvoir à l’époque – s’était fait construire avec l’argent de la corruption, en bordure du désert du Cholistan. 

– Do you know Nawaz Sharif? 

– Yes of course, he’s a former PM. 

– And do you know what he was famous for? 

– … 

– Most corrupt man in Pakistani history!  

Sharif s’était exilé en Angleterre pour fuir la justice et les affaires de corruption. Fin octobre, et alors qu’il avait été condamné à l’inéligibilité à vie, il est rentré au Pakistan pour prendre la tête de la Ligue musulmane en vue des élections de février. Avec la popularité d’Imran Khan, le clan Sharif retrouve les bonnes grâces de l’armée et les poursuites se sont évaporées. Après que le PTI a été interdit de participer aux élections, et à la suite de tractations occultes, c’est finalement Shehbaz qui redevient Premier ministre, son frère dans l’ombre. Ici l’armée fait des prodiges. Depuis 1947, aucun Premier ministre n’est allé jusqu’au bout de son mandat, et il n’y a pas de raison que ça change ; ici, le vent tourne vite. That’s the way it goes.

 

Au prochain article c’est promis : l’Afghanistan !

Lien vers l’épisode 1 : Entre deux feux.

Guillaume GODEST

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2 avril 2024 12 h 35 min

[…] ici pour découvrir le premier (entre deux feux) et le second (traversée interdite) […]