Portraits de jeunes libanais (⅓) : Ghida, les abeilles du Akkar.

par Romain Mailliu
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J’ai vécu 4 mois au Liban, alors en repérage pour le film Youth Visions. 

Vous trouverez d’innombrables articles sur ce pays qui passionnent autant les amoureux de géopolitique que les jeunes cinéastes. Loin des analyses économiques, politiques, démographiques, qui pointent du doigt cette situation impossible, je prendrai le parti de vous parler du Liban à travers des tranches de vie de ses habitants. Des portraits d’individus qui ont comme points communs leur jeunesse et l’impossibilité de fuir. De jeunes femmes et hommes à la recherche d’ancrages dans un pays à la dérive. 

Ce que je dis dans cet article n’engage que moi et le Liban ne se décrit pas avec exhaustivité à travers quelques rencontres et amitiés naissantes. Il y a des demi vérités, des faits incomplets, peut-être aussi un peu de fiction. Le risque serait de blesser par mon indélicatesse – à travers des tranches de vies parfois tristes et parfois joyeuses – des femmes et des hommes qui vivent dans ce contexte impossible. Et je m’en rends à la nuance et l’intelligence du lecteur pour m’aider à saisir avec justesse ces quelques lignes. 

La playlist Spotify à écouter en lisant l’article : Liban 

 

I spent 2 months in Lebanon, scouting for the film Youth Visions. 

You’ll find countless articles on this country, which fascinates lovers of geopolitics and young filmmakers alike. Far from the economic, political and demographic analyses that point the finger at this impossible situation, I’m going to tell you about Lebanon through slices of the lives of its inhabitants. Portraits of individuals who share two main things : beings young and caged in their country. Young men and women in search of anchorage in a country adrift. 

What I say in this article is my personal opinion, and Lebanon cannot be described exhaustively through a few encounters and new friendships. There are half-truths, incomplete facts and perhaps also a little fiction. My indelicacy would run the risk of damaging the decency of the men and women who survive in this impossible context –  through slices of life that are sometimes sad and sometimes joyful. And I rely on the reader’s nuance and intelligence to help me capture these few lines accurately.

Spotify playlist to listen to while reading the article: Lebanon

 

Tripoli, Liban

 

Portraits de jeunes libanais (⅓) : Ghida, les abeilles du Akkar. 

Portraits of young Lebanese (⅓): Ghida, the bees of Akkar.

 

J’ai rencontré Ghida alors que nous organisions un casting au Liban. Nous cherchions des femmes qui, au-delà d’apparaître dans le film, deviendraient des ambassadrices pour porter la voix des jeunes oubliés. 

Nous étions logés à Sourat, à 2 heures de Beyrouth en longeant la côte, dans un ancien  orphelinat tenu par des bonnes sœurs. Ce lieu offrait l’espace nécessaire à nos activités ainsi qu’une vue dégagée sur les collines, qui m’évoquaient un paysage de Provence, où l’on aurait remplacé les cigales par les prières orthodoxes de l’église voisine. 

 

I met Ghida when we were organizing a casting session in Lebanon. We were looking for women who, beyond just starring in the film, would become ambassadors and carry the voice of a forgotten generation. 

We stayed in Sourat, a town located two hours away from Beirut along the coast, in a former orphanage run by nuns. The place allowed  the space we needed for our activities, as well as an unobstructed view of the hills, which reminded me of a landscape in Provence (region in the South of France), where the cicadas would have been replaced by Orthodox prayers from the nearby church.

Centre LP4Y Liban

Green Village LP4Y, Sourat, Liban

Alors que le casting prenait fin, nous devions reconduire nos invitées chez elles. Ghida était ma co-pilote dans le trafic de Tripoli puis sur les routes esquintées du nord du Liban. Elle parlait bien anglais et nous proposa de revenir le week-end suivant pour rencontrer sa famille et visiter son village. Nous l’avions déposée proche d’une station service de la route principale avant de faire demi-tour. Une chanson de Shab Abed grésillait dans les enceintes du van. 

Une semaine plus tard, nous parcourons avec des amies – Mathilde, française qui fait partie de l’équipe du film et Micha, Libanaise et traductrice à son insu – les routes enlaçant les collines d’oliviers de Dwer Adawieh. Sur notre chemin nous prenons en stop une femme qui revient du marché. Des stands de fruits et de légumes s’étalent le long de la route principale, aux abords des camps de fortune des Syriens. La frontière avec la Syrie est à moins de 20 kilomètres. Parmi les réfugiés, nombreux sont ceux qui travaillent la terre. Légalement, cela fait partie des seules activités qu’ils peuvent pratiquer dans la région, avec la construction et les métiers de l’entretien. Des enfants marchent le long des routes, souvent seuls. Ils rient, courent, se chamaillent, pleurent puis repartent en courant quand ils réalisent que personne ne porte attention à eux. Ils ont les genoux croûteux et les yeux curieux. Je tiens des deux mains le volant par peur que, lancé dans une acrobatie rocambolesque, l’un deux finissent par se jeter sous mes roues. 

 

As the casting session was ending, we had to drive our guests back to their homes / place. Ghida was my co-pilot in the middle of the Tripoli jamand then on the bumpy roads of northern Lebanon. She spoke good English and invited us back the following weekend to meet her family and visit her village. We dropped her off near a service station on the main road before turning back. A Shab Abed song was crackling through the van’s speakers. 

A week later, we were driving with friends – Mathilde, a Frenchwoman who is part of the film crew, and Micha, a Lebanese woman  who ended up having to play the role of thetranslator – along the roads circling the olive-grove hills of Dwer Adawieh. On our way, we picked up a woman on her way back from the market. Let me depict the scenery…
Fruit and vegetable stalls line the main road, on the edge of the improvised Syrian camps. The border with Syria is less than 20 kilometers away. Many of the refugees are field workers. Legally, this is one of the only activities they can carry out in the region, along with construction and cleaning jobs. Children walk along the roads, often alone. They laugh, run, cycle, cry and then run off again when they realize no one is paying attention to them. They have crusty knees and curious eyes. I hold on to the steering wheel with both hands for fear that one of them will end up throwing himself under my wheels in some crazy stunt.

 

Enfants Syriens au Liban

Camp Syrien, Liban

 

Une allée en brique nous emmène au devant d’une large maison de pierres, avec une terrasse qui surplombe la vallée. Ghida nous fait de grands signes. Nous sommes accueillis par ses parents et sa petite sœur Lyn. Je tente de me présenter dans un arabe superficiel. Tout le monde s’en amuse, la bonne humeur ambiante fait de l’ombre au soleil. 

Nous nous installons à l’extérieur, entre la cuisine et un muret recouvert d’imposantes pommes de pins. J’en saisi une et Oumayma, la mère de Ghida, insiste pour me la donner. Elle m’explique que les graines de cette pomme forment des pignons que je m’empresse de grignoter. 

 

A brick driveway takes us to the front of a large stone house, with a terrace overlooking the valley. Ghida waves to us and we are greeted by her parents and little sister Lyn. I try to introduce myself in superficial Arabic. Everyone laughs at my attempt, the good mood overshadowing the sun. 

We go sit outside, between the kitchen and a low wall covered with towering pine cones. I grab one to take a closer look and Oumayma, Ghida’s mother, insists on giving it to me. She explains that the seeds of this apple form pine nuts, which I quickly snack on.

 

Nous discutons des 2 grands frères qui ont quitté la campagne. L’un fait des études de médecine en Turquie, l’autre étudie les computer sciences à Beyrouth. Ghida a étudié la nutrition mais peine à trouver un travail. Avec la crise économique qui frappe le Liban, la concurrence est rude. Pour compléter sa formation, elle a rejoint le training center de l’ONG LP4Y ou elle apprend l’anglais et comment développer une petite activité économique. En attendant de trouver un emploi, elle exerce à son compte comme coach en nutrition. En 3 mois, elle cumule près de 2000 abonnés sur Instagram et plus de 30 clients. Ghida a compris que le monde est une machine mal huilée qui avance grâce à quelques audacieux qui donnent des coups de pied dans l’engrenage. Elle ne laisse pas l’inertie collective brouiller les pistes de réussite. Si bien que je ne sais pas si cet accueil a pour seul objectif de nous faire découvrir la région ou s’il nourrit également l’espoir de rejoindre notre film. 

Certainement un peu des deux. Comme je profite de la découverte du Liban “rural” pour imaginer des plans, des dialogues, des histoires qui viendront étoffer notre documentaire. Disons que cette balade, comme beaucoup d’autres, réunit des gens avec des intérêts communs. 

 

We talk about her two older brothers who have left the countryside. One is studying medicine in Turkey, the other computer sciences in Beirut. Ghida studied nutrition in the past but is struggling to find a job. With the economic crisis hitting Lebanon, the competition is tough. To complete her education, she joined the LP4Y NGO training center, where she is learning English and how to develop a small business. Until she finds a job, she is working as a freelance nutrition coach. Within three months, she reached nearly 2,000 followers on Instagram and found over 30 clients. Ghida understands that the world is a poorly-oiled machine that moves forward thanks to a few daring people who kick things into gear. She doesn’t let the general inertia cloud her path to success. So much so, that I must confess to wonder whether her invitation has for sole purpose  to show us more of the region, or because she is hoping to make an appearance in our film

Most likely a bit of both. Just as I take advantage of discovering « rural » Lebanon to imagine shots, dialogues and stories that will flesh out our documentary. Let’s just say that this walk, like many others, brings together people with common interests. 

 

Famille de Ghida

Famille de Ghida, Liban

 

Khaled, le père de Ghida, est propriétaire d’une vingtaine de ruches. Il fait du miel qu’il vend dans la région. Il me semble qu’avant la crise économique il était soldat. Aujourd’hui ce sont ses 20 reines qui l’occupent une grande partie du temps. Nous le suivons à travers les cerisiers en fleurs. Le bourdonnement ambiant me rappelle celui des lignes hautes tensions et je me demande si c’est le bruit du danger. Ghida me tend une combinaison d’apiculteur et je rejoins son père qui ouvre les ruches à la recherche de la reine. Tout au long de sa vie, longue en moyenne de 5 années, celle-ci peut produire plus d’un million d’œufs. Khaled, ne parlant pourtant pas anglais, s’applique à me montrer chaque ruche, chaque reine. Je m’imagine reproduire ce rituel quotidien, perdu dans les vallées du Akkar, battre l’herbe autour des essaims et lutter contre les maladies qui détruisent les colonies. S’ensuit une étrange mélancolie. Mathilde tient la main de Lyn qui la guide vers la maison. 

 

Khaled, Ghida’s father, owns around twenty beehives. He makes honey which he sells in the region. I believe he was a soldier  before the economic crisis,. Today, his 20 bee queens keep him busy most of the time. We follow him through the cherry blossoms. The ambient hum reminds me of high-voltage power lines, and I wonder if it’s the sound of danger. Ghida hands me a beekeeper’s suit and I help his father  and look for the queen. Over the course of her short life (five year in average), she can produce over a million eggs. Khaled, despite not speaking a word of English, takes the time to interact with me and shows me each hive and each queen. I imagine myself reproducing this daily ritual, lost in the valleys of Akkar, beating the grass around the swarms and fighting against the diseases that destroy the colonies. A strange melancholy follows. Mathilde holds Lyn’s hand, guiding her home

 

Akkar, Liban

Plaines du Akkar, Liban

 

Il est temps de continuer la route. Nous remercions la famille de Ghida. Une photo s’organise et Khaled me saisit par l’épaule, comme un fils. Lyn se met à pleurer. Nous promettons de revenir en Aout, avec du miel de France pour une dégustation croisée. 

>> Par ici pour découvrir le second article : Eli, un toit pour sa mère et ses soeurs. 

 

It’s time to hit the road again. We thank Ghida’s family. Not before a photo is taken  and Khaled grabs me by the shoulder, like he would with his son. Lyn starts to cry. We promise to be back in August, with honey from France for a cross-tasting. 

>> Click here to read the second article: Eli, a home for his mother and sisters.

 

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