Afghanistan, par les routes : vers Kaboul (Ep.3)

par un contributeur
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Talibans sur la route de Kaboul

 

Pendant un an, Guillaume a couru les routes jusqu’en Inde orientale, avec sa vieille moto capricieuse. Sur le chemin du retour, il a passé un mois dans l’Afghanistan des talibans, ce qu’il raconte dans cette série d’articles pour Prend Ta Dose. Celui-ci en est le troisième volet.

Par ici pour découvrir le premier (entre deux feux) et le second (traversée interdite) épisodes. 

 

Poste frontière de Torkham, côté pakistanais

Poste frontière de Torkham, côté pakistanais

 

Trois jours plus tard – Poste frontière de Torkham, col de Khyber, Pakistan.

Traîné d’un bureau à un autre. A un guichet, dix hommes devant moi, pourtant le troupier coupe et me mène droit au préposé des douanes. Personne n’émet de contestation. La colonisation est loin derrière, et pourtant le Blanc jouit toujours de privilèges, comme d’une supériorité intériorisée.

 

Avant qu’on ne me laisse quitter le pays, dernier interrogatoire. On pousse une grille. Petite cour cerclée par de hauts murs et un bâtiment bas qui s’accroît d’un préau. Un uniforme m’invite à m’asseoir sur un siège de camion reconverti en fauteuil. A ma gauche, une sorte de hangar abrite une montagne dégringolante de cartons. Des saisies de la douane : cigarettes et paquets en tout genre aux contenus mystérieux. Et à côté de la montagne, une petite colline, un mamelon sous plastique : tout un fatras de drapeaux afghans tout neufs, noir, rouge et vert – l’ancien, celui d’avant les talibans, désormais remplacé par la shahada – la profession de foi de l’islam – sur fond blanc. Ils attendent là que le nouveau régime tombe. Sage, j’attends mon interrogateur.

 

C’est alors qu’un soldat ouvre la grille et jette à l’intérieur, sans aucun ménagement, comme il l’eût fait d’un gros sac ou d’une botte de foin, un  garçon de pas douze ans. Le gosse pleure à grosses larmes et se cramponne à son ballot alors que l’autre le saisit au collet et le traîne à travers la cour. Une gifle, une autre, et du pied un coup fantastique qui le soulève de terre. Gémissements de plus belle. Mais le gosse n’a pas lâché son bien. Il se lève, tente de fuir. Où espère-t-il donc aller, entre ces murs ? La grille est bien fermée. Et l’homme qui par derrière lui assène une nouvelle volée bien verte.

 

Enfin mon interrogateur pointe hors de son bureau, une pochette à rabat calée sous l’aisselle. Il a assisté à la raclée. Le gosse, maintenant, sanglote, le ballot sur les genoux, qu’il entoure de ses petits bras chétifs, un gros doudou de ballot qu’il a su garder, son trésor. Moi évidemment, naïf, à l’officier interrogateur, je demande des explications, et trouve intelligent de lui faire la leçon. Qu’il tienne ses subordonnés en laisse. Je crois lui montrer comme ça que ces choses ne se font pas. Il laisse dire en souriant puis part d’un faux rire mauvais. Tout ça mister, c’est du théâtre, le child vous fait la comédie, et comme ses dizaines de petits copains, il reviendra demain et le jour d’après et tous les autres, pour passer frauduleusement la frontière et trafiquer des cigarettes ou tout ce qu’il pourra bien écouler. Ils savent se faufiler et courent vite. On en attrape un et dix autres nous filent sous le nez. On doit bien finir par les relâcher, et je vous assure qu’il ne leur en faut pas plus pour recommencer aussitôt. Qu’est-ce que vous voulez, quelques baffes ne les effraient pas, ils font toute une scène, pleurent fort, morvent beaucoup – du cinéma ! Ça fait quand même une petite leçon – regrettablement aussi vite oubliée, et ce n’est pas faute de cogner fort – qui délasse et maintient nos gars en forme.

 

Entraîné dans son bureau. Il pose ses questions, prend des notes, me scrute, chafouin, sournois, montre qu’il met en doute chacune de mes réponses. Ces interrogatoires sont fréquents dans cette partie du monde où les voyageurs occidentaux ne courent pas les routes. Qui s’en vient ici est suspect : espion, reporter, agitateur, on comprend, mais le touriste qui est là par goût d’aller et venir, celui-ci est louche d’emblée, pas net. A Peshawar non, pas à l’hôtel, chez un ami, un ami qui travaille pour votre gouvernement. Le drame. Je n’aurais pas pu m’asperger d’un plus gros seau de soupçons. Double ration de questions, vérifications, coups de fils. Pourtant, une demi-heure plus tard, il est bien contraint de m’autoriser à partir, à contrecœur. Go mister, et bonjour aux talibans !

 

Le drapeau de l'Afghanistan taliban rappelle qu'il n'y a pas de dieu en dehors d’Allah et que Mahomet est Son prophète

Le drapeau de l’Afghanistan taliban rappelle qu’il n’y a pas de dieu en dehors d’Allah et que Mahomet est son prophète.

 

Afghanistan. Un uniforme me fait passer, sans contrôle. Longue allée de terre. A droite, un couloir encagé bourré de monde. Afghanistan. Foutoir inimaginable ! Des camions, des burqas, des enfants, des barbus. Des paquets partout. Tout un monde grouillant qui s’agite, qui tente de passer la frontière, de récupérer ce qu’on peut leur lancer depuis l’autre côté, se presse, court ou attend, une fourmilière fantastique dans un chaos qu’aucun représentant de l’ordre ne s’avise de troubler.

 

Je repère plus loin un petit groupe de talibans. Barbes, foulards et regards imbéciles. Je m’approche. Où donc puis-je faire viser mon passeport ? Je fais sensation avec la moto. Photo, photo. Portrait tiré sous tous les angles. Un taliban court sur pattes, sous son foulard, me conduit à travers des couloirs combles et sales. Un gros registre maculé. Mon nom est transcrit en alphabet arabe. Prénom du père. Prénom du grand-père. L’Afghanistan, beau pays, good people, talibans good people, sécurité very good, very beautiful, very welcome, welcome Afghanistan. En France, que je veuille bien raconter que l’Afghanistan est un beau pays, qu’ils viennent en Afghanistan aussi, good country, good people. Je n’attends que de pouvoir lui donner raison !

 

Après avoir conduit – à gauche – si longtemps au Pakistan, en Inde et au Népal, rouler du côté droit me fait l’effet d’être à la maison. Pas malheureux de quitter le sous-continent indien et ses maléfices. La route qui descend vers Jalalabad est d’une beauté inattendue. On quitte l’Ouest pakistanais et sa sécheresse qui désespérait, pour entrer dans une vallée splendide où coule le Kaboul, rivière puissante et majestueuse, dont les vertes berges arrosées font pour le voyageur, avec le bleu sombre de l’eau et le brun des montagnes, un premier tableau embaumant. J’ai le sentiment d’entrer dans une nature ressuscitée. On se délecte d’évoluer sur cette route, et je ralentis inconsciemment l’allure pour emporter avec moi, longtemps, cette image d’un bout du monde prodigue. Au moindre prétexte – une devanture engageante, un regard, un panorama qui tape dans l’œil, ou tout bonnement parce qu’on cède à celui de la joie de vivre –, on s’arrête pour boire le thé dans l’une des mille et une tchâikhanes qui bordent, avec presqu’autant de mosquées, la route. Nourritures terrestres, nourritures éternelles. Les visages sont amis, on est accueilli avec un brin de surprise que tempère la sagesse d’une hospitalité millénaire. On ne paie pas, et d’ailleurs on ne l’aurait pas pu, n’ayant pas encore eu l’occasion de changer ses monnaies étrangères. En partant, le cœur est plus chaud que ce thé brûlant qu’on boit vert dans ces parages, et qu’on nomme kahwa.

 

Deux fois je suis arrêté. D’abord par des talibans, moins pour le contrôle que par curiosité. Grosses barbes, chapeaux sindhis – petite toque de couleur découpée à l’avant en un arc pointu, souvent incrustée de dizaines de miroirs scintillants ­– et foulards. We are talibans – mi-explication, mi-intimidation. Ils me scrutent plus que mon passeport, qui, en fait, les embarrasse, ne sachant comment le lire, tentant de découvrir dans mes yeux la crainte, le respect, l’inimitié, quelque chose enfin qui les conforterait dans leur statut d’ennemis à mort de l’Occident. Leurs lourdes armes de guerre pendues à leurs lanières de cuir ni leurs noirs yeux brunis de khôl ne peuvent m’empêcher de prendre tout cela pour un jeu, et j’aurais plutôt envie d’éclater de rire et de leur taper chaudement sur l’épaule. Puis, un peu plus loin, arrêté par un groupe d’Afghans qui m’invitent à partager une pastèque gigantesque. La voiture aussitôt garée, un grand tapis est tiré et l’on s’assoie, le fruit est coupé, salé et partagé. Les sourires tiennent lieu de conversation, et cela suffit bien.

 

Talibans sur la route de Kaboul

Talibans sur la route de Kaboul

 

Lorsqu’on a fait quatre-vingts kilomètres passé Jalalabad, on quitte la large vallée qui s’étendait comme une plaine, pour pénétrer dans un monde froid et hostile de gorges resserrées. C’est un bras égaré de l’Hindou Kouch – la  «tueuse d’Hindous » –, rejeton perdu de l’Himalaya, qu’il nous faut franchir. La transition se fait par un premier défilé, étranglé dans de hautes parois bleutées. Puis la route se tord, grimpe, et se met à tournoyer en épingles serrées, qui s’étagent comme les plis d’un accordéon. On s’engage avec précautions pour savoir qu’il n’est pas rare qu’un camion finisse en bas. On nous a mis en garde.

 

Enfin la route s’étire et c’est la plaine de Kaboul. On ne le sait pas encore, mais on a roulé sur la meilleure route d’Afghanistan. Grande ligne droite jusqu’à la ville, annoncée non par des lotissements, comme partout où naissent les villes, mais par du béton lourd et des barricades tourelées. Kaboul semble en un permanent état de siège. Les checkpoints échelonnés tout du long laissent le loisir de contempler ces immenses T-Walls que les Américains ont laissé partout en bordure de route, autour des bases ou de tout autre bâtiment qui pouvait constituer une cible. Certains de ces murs de béton hauts de six mètres sont piqués d’impacts de gros calibres, mais ce sont surtout les centaines de tags hiéroglyphiques qu’ont calligraphié les talibans qui attirent mon attention. Après la victoire, les bombes de peinture ont remplacé les explosifs. Je m’en ferai traduire quelques-uns, tous du même ordre : « Avec l’aide de Dieu nous avons vaincu l’Amérique mécréante ». Peints sur les murs de la Green Zone, à hauteur de l’ancienne ambassade US, la shahada et des caricatures plutôt réussies sur l’éviction des Américains. On est loin tout de même du brio de celles de Téhéran, sur l’enceinte de l’ex-ambassade, désormais transformée en musée des horreurs du Grand Satan. Dans les rues, les Humvee tiennent le haut du pavé, inutilisables, n’empêche exposés fièrement par leurs nouveaux maîtres, épaves parmi les épaves d’un pays qui mêle désastres aux désastres.

 

Shahr-e Naw, au centre de la ville, est le quartier où descendent les Occidentaux et les Afghans qui ont de quoi. En Afghanistan les hôtels sont chers selon les standards… selon mes standards à moi. Mille cinq cents afghanis (vingt euros), un peu moins si l’on négocie serré. Le plus souvent, les Afghans partagent la chambre à deux, trois, cinq. Je n’ai pour la mienne que ma solitude, qui prend beaucoup de place. Ailleurs, plus loin du Kaboul cossu, on s’en tirerait pour moins cher, dans des tchaïkhanas remplies d’Afghans, mais tout le monde me l’a déconseillé : not safe. En fait, je crois l’inverse ; les hôtels fréquentés par les étrangers sont beaucoup plus dangereux ; peut-être risque-t-on moins de se faire délester son bagage, qu’on a de toute façon toujours beaucoup trop lourd, mais le risque d’attentat est bien plus élevé. Quelques mois plus tôt, un groupe de terroristes de l’Etat islamique au Khorassan (la branche locale de l’EI, réputée d’une violence inouïe) a pris d’assaut un hôtel fréquenté essentiellement par des Chinois. D’ailleurs le groom, effrayé que la moto signale à des esprits mal intentionnés la présence d’un Français dans l’hôtel, se plie en quatre pour me convaincre d’aller la garer ailleurs, cachée dans le sous-sol d’un parking. La route est une maîtresse fidèle, et ce soir, vanné, vidé de tout et surtout de moi-même, je dors sur mes deux oreilles. Bien d’autres épouvantails hantent mes rêves, qui, avec leurs contours familiers, ne laissent de place à aucun fou d’Allah. 

 

Journaliste clandestin, directeur d’un éblouissant musée ravagé, talibans charmeurs ou butors surarmés, autant de portraits à retrouver dans le prochain article.

 

 

 

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C B
3 avril 2024 22 h 01 min

Merci Guillaume pour cette effraction de quelques jolies lignes dans ton incroyable voyage à travers un regard délicat et malicieux. On en veut plus

Fiorelli
8 avril 2024 7 h 08 min

Merci pour ce témoignage. J’ai hâte de lire la suite! Merci de me donner un lien si vous avez publié un bouquin