La vraie vie

par Baudouin Duchange
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La vraie vie

 

Ah le retour en entreprise après les vacances de Noël ! Le coup de blues de la rentrée se consumant dans un café avec un goût de plastique fondu – le premier de l’année. Les retrouvailles fraternelles et emplies d’allégresse avec nos chers collègues, ou plutôt collaborateurs, et pourquoi pas amis, ou même famille professionnelle ! Et notre responsable N+<3 qui, la démarche débordante d’énergie positive, le sourire croisé-dynamique plein d’espoir dans le travail à venir, arrive pour nous remettre son bonjour. Bonne année patronne ! Un regard vers une pile de dossiers inachevés nous renvoie à notre repos encore si fatigué par les dernières festivité. Une larme coule à l’intérieur. C’est le coup de fouet, souvenir d’un cri de détresse oublié, la rentrée. 

 

C’est pourtant très jovialement qu’un collègue rendant visite à mon bureau dévoila sa tête pleine d’une joie stupide dans l’encadrement de la porte et me susurra : « alors le retour à la vraie vie ? Pas trop dur ?! ». 

– Et bien écoute, c’est un calvaire de retrouver ta sale gueule en tout cas, ne lui dis-je pas. 

– Oui c’est vrai qu’il faut toujours un temps d’adaptation. Moi aussi ça va, merci ! 

– Je t’en pris gros con. Attends une minute, fin de cuvée fini à la pisse, pourquoi, dans ton inconsciente maladresse d’idiot du 9ème étage, as-tu utilisé cette expression de « vraie vie » ? Qu’est-ce que ça signifie le retour à la vraie vie ? 

– Bah, me lança t-il d’un air gras, l’oeil las et le front bas, c’est quand on retourne au métro-boulot-dodo quoi ! termina-il avec une lueur malicieuse dans les yeux. 

– Dis moi alors en quoi mes putain de vacances de Noël ne sont pas la vraie vie, ignoble pourceau né pour dire et bouffer de la merde à longueur de journée ? ne lui demandais-je pas. 

– Bon tu as l’air concentré, je te laisse ! Bon courage et à tout à l’heure à la cantine ! conclut-il, les mains moites.  

 

Marshall Eriksen, dans How I Met Your Mother

Marshall Eriksen, dans How I Met Your Mother

 

La vie à part entière  

Ceci-dit, il n’a pas tort pour autant ce bout d’os totalement dénué de bon sens ! Pourquoi ce sentiment de tristesse lorsque l’on rentre de congés ? Pourquoi cette impression d’avoir oublié en vacances quelque chose de plus important que ce que l’on retrouve sur son bureau ? Mon collègue soupçonne le quotidien d’en être la cause. Comme lui, d’une certaine manière, Schopenhauer pensait que « chaque jour est une vie à part entière ». Mais il faut pour cela, à mon sens, se forcer à mettre en oeuvre cette vie entière dans chaque journée que l’on passe. Or, en venant travailler chaque matin dans le même bureau, avec les mêmes problèmes et thématiques professionnelles, à discuter des mêmes choses avec les mêmes personnes – c’est-à-dire : congés payés, salaire, problème de transport, immobilier, travaux – la même question languissante me revient chaque soir : où est la vie à part entière ? Où est la part des anges qui satisfait notre créativité et notre désir d’intelligence ? Perdue dans le quotidien de nos journées de travail répétitives.

 

Peut-être que la faute originelle se trouve dans le fonctionnement de notre système du travail moderne. Le problème est celui de la taylorisation du travail, qui est toujours le même système depuis le début du salariat, de l’industrialisation et du capitalisme. Le taylorisme est un « système d’organisation scientifique du travail et du contrôle des temps d’exécution » (eh merce Larousse). Ainsi, pour Taylor et ses copains,  le meilleur moyen de maximiser les rendements d’une production était de diviser au maximum les tâches, au préalable réfléchi pour être les plus efficace,dans leur geste, rythme et cadence, tout en leur attribuant une rémunération « motivante ». L’illustration industrielle la plus connue est celle du film de Charlie Chaplin, Les temps modernes, où un salarié devient fou à force de resserrer tous les jours des boulons.

 

Mais le problème du travail à la chaîne n’a pas disparu avec les usines ! On le retrouve aujourd’hui dans des entreprises comme McDonald’s ainsi que dans tous les métiers de service. La nouveauté contemporaine est donc que nous sommes passés d’un taylorisme « physique » à un taylorisme intellectuel. La conséquence, en revanche, est resté : le sentiment de vacuité qu’on peut ressentir au travail. Pourquoi ? Car à force de se spécialiser dans des sous-sous-sous matières, de créer des sous-sous-sous directions dans les entreprises, et de travailler uniquement sur des questions spécifiques sur lesquelles nous sommes spécialistes, on ne voit pas ce que l’on produit. Résultat d’autant plus aggravé par la numérisation au travail. Cette organisation du travail dans les entreprises produit un sentiment de vacuité et crée un profond ennui du travail. Super la vraie vie…

 

Les temps modernes, Charlie Chaplin

Charlie Chaplin dans Les temps modernes

 

La liberté opposé au travail ?

Mais il faut pourtant bien travailler ! En effet, qu’importe ce genre de balivernes théoriques lorsqu’on a faim, un emprunt à rembourser, une famille à élever, un manque à combler, un réservoir à remplir, un projet à réaliser, une bouche à nourrir ; enfin, une vie à mener bon sang ! Bien entendu qu’il est bon de travailler, chacun à ses raisons, même lorsqu’on n’en a pas.  Avec tous ces éléments, une problématique se pose pourtant. En effet, lorsque mon collègue me souhaite un bon retour à la vraie vie, il me souhaite en fait un bon retour à un profond ennui que j’accepte uniquement pour me payer une vie. Mais en fait, pourquoi l’accepterai-je ? Car alors, l’équation est la suivante : l’angoisse de la rentrée = retrouver le quotidien = retrouver l’ennui = payer de quoi se payer = retour à la vraie vie = la vie n’a donc aucun sens ?? 

 

Je pense simplement que la vie ne doit pas se limiter à cela. Dans Miss Harriet (à retrouver en intégralité en cliquant sur le lien), Maupassant écrit un bel éloge de la liberté errante : « Je ne sais rien de meilleur que cette vie errante, au hasard. On est libre, sans entraves d’aucune sorte, sans soucis, sans préoccupations, sans penser même au lendemain. On va par le chemin qui vous plaît, sans autre guide que sa fantaisie, sans autre conseiller que le plaisir des yeux. On s’arrête parce qu’un ruisseau vous a séduit, parce qu’on sentait bon les pommes de terres frites devant la porte d’un hôtelier. Parfois, c’est un parfum de clématite qui a décidé votre choix, ou l’oeillade naïve d’une fille d’auberge ». 

 

L’idée n’est pas, bien-sûr, de se reconvertir du jour au lendemain en gens du voyage, mais de bousculer un peu notre quotidien à la rencontre des autres, de répandre un peu d’imprévu dans nos journées planifiées, souffler un vent de poésie et de fantaisie dans notre société où tout doit être contrôlé, prévu, surveillé, exécuté. 

 

Comment trouver cette liberté ? L’écrivain Colin Wilson se demandait si la « recherche de liberté finissait, toujours aussi inévitablement, dans le lit des femmes ». Je ne sais pas. Personnellement, je cherche toujours. J’entendais l’autre jour dans le RER une dame discuter avec sa copine de Léonard de Vinci : « on dit parfois que c’était un chercheur, mais bon, comme on dit, quand on cherche on ne trouve pas forcément si tu vois ce que je veux dire ». Non désolé, je ne vois pas ce que tu veux dire, vieille peau ! En revanche, cela résume assez bien ce que je ressens : on ne trouvera certainement jamais la liberté telle quelle, mais c’est justement dans l’action de chercher que se manifestera une satisfaction, une récompense, une création, la vraie vie !

 

Conclusion 

« Et moi, je vais finir cette bouteille de vin

En regardant la table, en me tordant les mains

Et moi, je vais passer la nuit dans le jardin

À compter les étoiles, ça ira mieux demain » 

 

Johnny hallyday, Parc des Princes 1993

Johnny hallyday, Parc des Princes 1993

 

Johnny a, comme toujours, certainement raison. Avec un peu de pain, un peu d’alcool, un peu de repos, ces réflexions me passeront, un jour. Peut-être même parviendrais-je à les oublier ? Je ne l’espère pas, car sinon j’aurai abandonné. En attendant, fini de rêver car demain rebelote, au boulot ! 

 

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