Azerbaïdjan : à l’assaut du Caucase !

par un contributeur
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Les champs de pétrole de Neft Daşları : première exploitation offshore de l’histoire (photo Wikimedia)

 

Il y a fort à parier que vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est que l’Azerbaïdjan, que de toute façon vous n’y mettrez jamais les pieds, et que personne ne vous en parlera. Pourtant le Caucase, composé d’une mosaïque d’ethnies qui se sont entre-égorgées pendant des millénaires, et ancien Eldorado du pétrole, a tout pour nourrir vos rêveries.

Logé aux confins des Empires perse, romain, byzantin, ottoman et russe, envahi par les Scythes, les Cimmériens, les Arabes et les Mongols, l’Azerbaïdjan s’est toujours retrouvé pris en étaux entre les puissants, tantôt conquis, puis dégorgé, soumis, révolutionnaire, nationaliste enfin. Aujourd’hui, ce sont les États-Unis, la Russie et la Chine qui se disputent l’Asie centrale, et font du Caucase et de la Caspienne « l’échiquier sur lequel se joue un jeu pour l’hégémonie mondiale«  (Lord Curzon)

Je voulais poser le pied sur cette terre de toutes les convoitises, humer les odeurs de naphte, sentir qu’ici l’histoire continuait de s’écrire, fuir Paris, ses Lime, sa post-Histoire. Je me suis installé à Bakou pour six mois.

 

Vue de Baku

Vue de Baku

 

Une ville sur le trottoir

 J’en avais assez d’être enfermé, alors je suis sorti de chez moi pour aller voir la mer. Dix minutes à peine et je suis sur le « Boulevard », sorte de promenade des Anglais où le petit peuple de Bakou vient parader les fins de semaine. Je passe plusieurs heures par jour à éplucher la presse nationale, docilement tenue sous la férule du gouvernement. C’est quotidiennement la même rengaine : culte rendu au président Aliyev, démonstration que l’Arménien est fait avec la pire fange de l’humanité, cours du Brent. L’Azerbaïdjan d’aujourd’hui se trouve tout entier dans ce triptyque. L’essence de la capitale, elle, sur le Boulevard.

 Un échiquier en plastique géant, et vingt vieillards autour qui s’écharpent sur le coup à jouer pour faire mat. Bras dessus, bras dessous, à la turque, les hommes discutent de vétilles. Les femmes surmaquillées viennent éprouver le fond de teint bon marché qui leur coule sur les joues. Assis sur les bancs, les adolescents timides regardent les filles passer, et des fossettes aux cheveux, celles-ci rougissent, terriblement gênées, quand elles s’aperçoivent que je les observe. Un chien errant hésite à s’aventurer sur les pavés. À quelques mètres, une bande de bimbos adossées à la balustrade montrent leurs jambes au soleil et aux passants. Vous auriez tort de leur prêter des pensées impures : le pays fut le premier État laïque du monde musulman et les cheveux des femmes volent libres dans les bises de la « cité des vents », mais les vieilles traditions archaïques et paternalistes n’en règlent pas moins la vie de la jeunesse : une fille qui ne se marie pas vierge est un déshonneur pour sa famille.

 Les voiles et les qamis signalent les touristes arabes ou iraniens. On parle russe, aussi. Longtemps république soviétique, l’Azerbaïdjan l’utilise encore suffisamment pour que le doute s’installe : Russe ou Bakinois ?

 Toute la ville vient transpirer son insouciance sur quatre kilomètres à peine. Le cuir noir de leurs chaussures est impeccablement ciré, et sous leurs casquettes de fourrure, s’assurant que l’air de liberté qui circule ne donne pas de mauvaises idées à la foule, les officiers de police semblent des bergers dont les bâtons sont des matraques. J’en croise par groupe de trois ou quatre ; d’autres veillent en voiturette. On les oublie, leur présence ne pèse pas, pourtant je sais qu’ils sont rôdés à l’art d’écraser leur arme sur les têtes un peu trop insoumises : Ilham Aliyev, fils d’Heydar Aliyev, son prédécesseur qui fit ses classes au KGB et qui lui a légué la présidence du pays, dirige un État policier aux prisons pleines d’opposants politiques.

 

 

Ilham Aliyev fête sa “réélection” en 2018 avec 86% des voix  (photo Wikimedia)

Ilham Aliyev fête sa “réélection” en 2018 avec 86% des voix  (photo Wikimedia)

 

De l’or au fond de la mer

 L’air du large est chargé d’effluves de pétrole. Là-bas, les plateformes offshore tirent des profondeurs de la Caspienne la précieuse huile noire qui alimente l’Europe et la Turquie. À la surface de l’eau, un reflet m’attire l’œil ; une longue écharpe visqueuse et foncée chatoie : ce sera quelque fuite d’une exploitation. Au milieu des mégots, les bouteilles en plastique que le calme flot balance à peine achèvent de me décourager de me baigner dans cette mer qu’on semble avoir pris pour une déchetterie. La tête ailleurs, je fixe les eaux en pensant aux temps romantiques où le cosaque Stenka Razine pillait les côtes des environs. Fini aussi la pêche à l’esturgeon ! les pollutions de l’ère soviétique puis le braconnage ont eu raison du poisson et de ses œufs qui faisaient la richesse de la région. Un autre or noir a pris la place du caviar : plus de pêcheurs, ici les seuls navires que l’on distingue sur la ligne d’horizon sont des tankers géants. Cette mer a l’allure d’un lac immobile ; on la croirait déprimée, sans doute d’avoir bu trop de sang et de mazout.

 Son abattement me gagne. J’arrive sur Azneft Meydani, place Socar, du nom du groupe pétrolier national. Les hydrocarbures sont l’alpha et l’oméga du pays et tout vous le rappelle. Je fais souvent ce cauchemar : seul au milieu d’un champ de derricks qui s’étend à l’infini, je patauge dans un épais liquide visqueux, quand se lève devant moi un immense monstre noir qui grandit en buvant tout ce qui l’entoure, et m’aspire à lui. Pour respirer, je décide d’aller me perdre dans les ruelles de la Vieille ville, enfermée dans son enceinte crénelée construite avant l’ère du pétrole.

 

Les champs de pétrole de Neft Daşları : première exploitation offshore de l’histoire (photo Wikimedia)

Les champs de pétrole de Neft Daşları : première exploitation offshore de l’histoire (photo Wikimedia)

 

Peut-on fuir le pétrole ?

 Impossible d’y couper, car d’autres monstres gardent la ville. Les Flame Towers, ces trois tours de verre figurant des flammes de 200 mètres, sont recouvertes de milliers de LED qui enflamment leurs façades ou les animent aux couleurs du drapeau national. Peu après l’indépendance succédant à l’effondrement de l’Union soviétique, Heydar Aliyev accorda l’exploitation des champs pétroliers azéris à onze compagnies internationales ; le pays se réserva 80% des bénéfices : c’est le « contrat du siècle ». Dans les années 2000, l’euphorie est totale : le pays croule sous des dollars qu’il n’arrive plus à dépenser. Ces tours, comme tous les gratte-ciel qui sortirent alors de terre, sont les témoins de cette époque où Bakou redevenait l’Eldorado pétrolier qu’elle était un siècle plus tôt.

 M’abrutir dans un bar est la dernière option qu’il me reste. Dans celui où j’échoue, une poignée de gros Anglais discutent avec des Azerbaïdjanaises dont les yeux brillent quand elles songent aux portefeuilles des ingénieurs de BP. Celles qui parlent anglais peuvent se faire quelques manats. L’ambiance est coloniale. Je me terre dans un coin et fait mine de griffonner dans mon carnet pour qu’on m’oublie. Une jeune Azérie passe sans cesse devant moi, ondoyant des hanches avec la lascivité d’une petite prostituée rompue à l’exercice. Lentement, muette, sans même me regarder, elle vient par deux fois remplir mon verre en glissant son bras au-dessus de mon épaule, me frôlant presque avec le mouvement coulé d’une couleuvre. De guerre lasse, elle finit par tenter une manœuvre de front : « Do you want to play billiard ? » Je décline. Elle s’en retourne au comptoir sans cacher son agacement : bredouille.

 

 Statue du poète Mirza Alakbar Sabir devant les remparts de la Vieille ville

Statue du poète Mirza Alakbar Sabir devant les remparts de la Vieille ville

 

« C’est ça l’Azerbaïdjan ! »

Je rentre par le quartier Kubinka, dont les taudis devraient être rasés pour faire la place à un complexe résidentiel flambant neuf. J’aime ces minuscules maisons à un ou deux étages qui tiennent encore debout grâce aux prodiges d’ingéniosité des habitants. Devant, de vieilles Lada Jigouli de la période soviétique, de petits vieillards décrépits qui jouent inlassablement aux dés en sirotant du thé noir. Le linge sèche sur des fils tendus au-dessus de la tête. Dans certaines ruelles, des dizaines de jeunes hommes nettoient les voitures des beaux quartiers pour une poignée de manats. Un peu plus loin, une grosse Mercedes se gare à côté d’une Chevrolet dernier cri. Sanglé dans son costume cintré, l’homme qui en sort s’engouffre dans une bicoque qui n’a même plus de fenêtre. Bien qu’ils se soient enrichis, certains habitants demeurent encore ici : ils espèrent que les autorités les délogeront bientôt pour leur offrir un bel appartement dans les futurs immeubles. Ils ont la patience du pays.

 Pour ouvrir la porte de mon studio je suis forcé de me faufiler entre le mur et la machine à laver que le plombier doit m’installer. Il vient plusieurs fois par semaine ; il se frotte le menton et réfléchit longuement en considérant le gros carton. « Je reviendrai plutôt demain… ou après-demain ». Cela fait près de deux mois que ça dure, et je lave toujours mes caleçons dans l’évier. Comme dit un expatrié français que je fréquente, il ne faut pas chercher à comprendre, car « c’est ça l’Azerbaïdjan ! »

 

Rue de Kubinka, vidée par le coronavirus

Rue de Kubinka, vidée par le coronavirus

 

Guillaume Godest 

 

Photo de couverture : Les champs de pétrole de Neft Daşları : première exploitation offshore de l’histoire (photo Wikimedia)

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[…] 9. Azerbaïdjan : à l’assaut du Caucase !  […]

2 mai 2020 8 h 27 min

Excellent ! Toujours sous la férule des Puissants de ce monde, ce peuple multiculturel sera abandonné quand le Roi Noir cédera la place au Roi Vert … Cela ne changera pas grand chose à leur vie, excepté peut-être qu’ils reprendront possession de leur terre et de leur destin… À moins que la richesse verte soit aussi présente en importance ? Auquel cas, demain est un autre jour et le temps leur plus précieux allié comme aujourd’hui. Merveilleux voyage, merci d’avoir partagé ces moments avec nous 👍

1 mai 2020 2 h 12 min

Wahooo quel article j’adore 🔥